Spirale commerciale et dépendance énergétique
Avec un déficit commercial qui frôle déjà huit milliards et demi de dinars à la fin du mois de mai 2025, la Tunisie semble enfermée dans une mécanique d’érosion de ses réserves en devises. Les exportations, à peine dynamiques, n’ont progressé que de quelques dixièmes de point, tandis que les importations continuent leur trajectoire ascendante, portées par la hausse des biens d’équipement et de consommation. Cette trajectoire divergente grève la capacité du pays à financer son appareil productif, mais elle nourrit surtout la facture énergétique qui représente désormais plus de la moitié du déséquilibre total.
Dans un entretien accordé à notre revue, un ancien gouverneur de la Banque centrale admet que « la composante hydrocarbures de la balance externe est devenue le baromètre de notre vulnérabilité ». Le secteur énergétique, jadis amortisseur budgétaire, est aujourd’hui consommateur net de devises, exposant Tunis aux soubresauts des cours mondiaux et à la volatilité de ses principaux fournisseurs.
Une base exportatrice atone face à des importations voraces
La structure des flux commerciaux laisse entrevoir un problème de compétitivité plus profond. Sur la décennie écoulée, la part des intrants industriels dans le total des achats étrangers est passée de plus de soixante-dix pour cent à moins de soixante-quatre pour cent. Autrement dit, le tissu productif consomme proportionnellement moins de matières premières et d’équipements pour fabriquer, et davantage de produits finis pour consommer. Cette bascule révèle un affaissement du potentiel industriel et retarde toute perspective de montée en gamme.
Face à la Chine, à la Turquie ou encore à l’Algérie, la Tunisie n’exporte qu’un triptyque historique ─ phosphates, huile d’olive et dattes ─ dont la valeur ajoutée est limitée et la demande parfois cyclique. Un diplomate en poste à Pékin confie que « la Tunisie n’est plus identifiée comme fournisseur stratégique dans aucun segment technologique ; elle est perçue comme simple importateur de biens de consommation ». Cette asymétrie alimente un sentiment de dépendance et complique la renégociation d’accords plus équilibrés.
Cicatrices financières : notation souveraine et piège de la dette
Depuis que Moody’s maintient la note Caa1 et que Fitch laisse la signature tunisienne au niveau CCC+, les créanciers exigent des primes de risque prohibitives. Le Trésor se voit contraint de privilégier des instruments de court terme dont l’échéance moyenne s’est dangereusement réduite, à tel point que près de quarante pour cent de la dette extérieure arrive à maturité dans les douze prochains mois. L’apparence d’un ratio dette sur produit intérieur brut en légère décrue masque donc une transformation qualitative inquiétante : la Tunisie se refinance à des horizons de plus en plus courts, accentuant la pression sur les liquidités.
« Nous avons remplacé un mur d’endettement à long terme par un tapis roulant de dettes brèves », résume un analyste d’une banque européenne, évoquant un « risque de sortie en catastrophe » si les créanciers venaient à douter de la capacité du pays à renouveler ses billets souverains. Dans ce contexte, l’endettement ne finance plus la croissance future ; il devient un mécanisme de survie budgétaire, voire une trappe qui lèse l’investissement public et le développement durable.
Imbrications politiques et risques géostratégiques
Le discours de repli qui gagne certains cercles politiques à Tunis inquiète les partenaires traditionnels de la rive nord de la Méditerranée. À Bruxelles comme à Paris, des diplomates observent un tropisme grandissant vers des pôles perçus comme plus accommodants dans la région eurasiatique. Toutefois, cette diversification contrainte se révèle asymétrique : la Tunisie dépend de ces nouveaux alliés pour des biens essentiels sans pouvoir leur offrir des contreparties exportables de poids.
La notion de souveraineté économique, souvent brandie dans le débat public, se heurte ainsi à la réalité d’une interdépendance subie. L’égalité femmes-hommes, dont l’indice de participation économique se situe au-delà de la 130ᵉ place mondiale, reflète un capital humain sous-valorisé. Les investisseurs étrangers, friands d’ingénierie qualifiée, s’inquiètent par ailleurs du classement sécuritaire défavorable de la capitale. Dans ces conditions, la diplomatie économique s’apparente à un exercice d’équilibriste, pris entre la nécessité de consolider les alliances traditionnelles et la tentation de nouveaux bailleurs hégémoniques.
L’impératif d’un nouveau pacte productif
Les économistes les plus lucides s’accordent sur un point : la Tunisie ne pourra durablement compter sur les transferts ponctuels de sa diaspora ou sur l’essor épisodique des recettes touristiques pour combler des déficits structurels. Un consensus émerge autour de la reconstitution de la base industrielle, de la montée en compétence numérique et de l’ouverture méthodique de nouveaux marchés africains. Plusieurs think tanks défendent la création d’un fonds souverain dédié à la transition énergétique, financé par des émissions vertes conditionnées à des réformes de gouvernance.
Rien ne garantit toutefois la réussite de ce chantier sans un réengagement politique clair en faveur de l’investissement productif et de la cohésion sociale. La Tunisie dispose encore d’atouts majeurs : proximité des marchés européens, capital humain multilingue, et tradition d’enseignement scientifique. Mais l’horloge financière tourne. Selon un ancien négociateur auprès du FMI, « si un accord d’assistance n’est pas conclu avant la fin de l’année budgétaire, la fenêtre de tir se refermera et le coût d’un ajustement désordonné se chiffrerait en points de croissance perdus, voire en stabilité politique compromise ».
Au-delà des impératifs comptables, l’enjeu est désormais existentiel : renouer avec une stratégie de développement inclusive qui réactive la confiance, redonne au secteur privé un horizon d’investissement et, surtout, crédibilise le pays sur l’échiquier diplomatique. Faute de quoi, la perspective d’une faillite d’État ne serait plus un scénario théorique, mais un séisme institutionnel aux répercussions régionales certaines.