Paris, plaque tournante d’une relance d’investissement en Éthiopie
Sous l’impulsion discrète de Bercy et avec le soutien politique de la Commission européenne, Medef International finalise la tenue, au premier semestre 2024, d’un « European-Ethiopian Business Forum » dans la capitale française. L’objectif affiché est limpide : repositionner les groupes européens sur un marché éthiopien que captent de plus en plus les capitaux chinois, turcs et du Golfe. « Nous voulons montrer que l’Europe reste un partenaire crédible pour Addis-Abeba », confie à demi-mot un diplomate français familier du dossier.
Le format, inspiré des anciens Business Forums UE-Afrique, devrait rassembler environ 250 dirigeants européens, une délégation conduite par le vice-Premier ministre éthiopien ainsi que la commissaire européenne aux Partenariats internationaux, Jutta Urpilainen. Paris voit dans l’exercice un moyen de concrétiser l’initiative Global Gateway annoncée en grande pompe fin 2021, mais restée, pour l’heure, largement théorique sur le terrain éthiopien.
Addis-Abeba, entre réformes économiques et incertitudes politiques
Depuis la signature, en novembre 2022, de l’accord de cessation des hostilités dans le Tigré, le Premier ministre Abiy Ahmed tente de renouer le fil d’une modernisation économique brutalement interrompue par la guerre civile. Privatisations partielles d’Ethio Telecom, ouverture du secteur bancaire à des investisseurs étrangers, programme d’industrialisation dans les zones économiques spéciales : la feuille de route, ambitieuse, séduit les bailleurs de fonds multilatéraux. Le FMI et la Banque mondiale négocient actuellement un nouveau package d’appui budgétaire évalué à plus de trois milliards de dollars.
Pourtant, les investisseurs européens restent timorés. Les violences ponctuelles dans la région Amhara, les tensions ethniques persistantes et l’incertitude entourant le futur calendrier électoral nourrissent une perception de risque politique élevée. « Les indicateurs macroéconomiques s’améliorent, mais la stabilité demeure fragile », résume un analyste de la BERD. En coulisse, Bruxelles pousse Addis-Abeba à accélérer la mise en œuvre de l’accord de paix afin de rassurer les marchés.
Medef International, chef d’orchestre d’une Europe économique souvent désunie
Créé en 1989, Medef International se veut la vitrine hors d’Europe du patronat français. Son président, Philippe Gautier, reconnaît « un défi de coordination à l’échelle européenne » tant les organisations patronales nationales peinent à parler d’une seule voix. Le forum parisien doit ainsi servir de laboratoire, avec une répartition équilibrée des panels entre fédérations d’Allemagne, d’Italie, des Pays-Bas et de Scandinavie.
L’enjeu dépasse la seule Éthiopie : il s’agit de tester un dispositif reproductible dans d’autres marchés africains stratégiques, du Kenya à la Côte d’Ivoire. Paris, qui a longtemps défendu l’idée d’un agenda économique européen uni en Afrique, espère entraîner Berlin, réticent à s’engager massivement dans la Corne de l’Afrique en raison de la dette grandissante d’Addis-Abeba et de la concurrence toujours plus agressive de la Chine.
Un terrain déjà occupé par Pékin, Ankara et les pétrodollars du Golfe
L’Éthiopie figure parmi les premiers bénéficiaires des Nouvelles Routes de la soie : financement du parc industriel de Dire Dawa, modernisation du réseau électrique, extension du métro léger d’Addis-Abeba. Selon le ministère éthiopien des Finances, la Chine détient près de 32 % de la dette extérieure du pays. De leur côté, les industriels turcs ont investi plus de 2 milliards de dollars dans le textile, tandis que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis multiplient les prises de participation dans l’agro-industrie.
Face à cette concurrence, les entreprises européennes estiment manquer d’outils de financement comparables à ceux qu’offrent Exim Bank of China ou la Turkish Eximbank. Le programme Global Gateway promet 150 milliards d’euros pour l’Afrique, mais la mise en œuvre reste lente. D’où l’importance, pour Paris et Bruxelles, de convaincre la Banque européenne d’investissement de déployer des garanties plus offensives lors du forum.
Réconciliation franco-éthiopienne sur fond de diplomatie ferroviaire
La relation franco-éthiopienne s’est intensément réchauffée depuis la visite d’État d’Abiy Ahmed à Paris en 2019, au cours de laquelle Emmanuel Macron avait annoncé un prêt de 85 millions d’euros pour la réhabilitation de la ligne ferroviaire historique Djibouti-Addis-Abeba. Alstom, Egis et la SNCF participent aujourd’hui aux études de modernisation, symboles d’un retour français dans un pays où la France avait perdu du terrain face à la Chine.
Le forum de Medef International représente dès lors bien plus qu’un événement économique : c’est un jalon diplomatique visant à réaffirmer la capacité d’influence française au sein de l’Union tout en soutenant la stratégie d’ouverture éthiopienne. D’après une source à l’Élysée, « il s’agit de démontrer que l’Europe sait encore parler le langage des infrastructures et de l’industrie lourde ».
Perspectives et lignes rouges des investisseurs européens
Pour attirer les grandes signatures du CAC 40 comme les PME allemandes du Mittelstand, Addis-Abeba devra garantir la convertibilité graduelle du birr, clarifier le régime fiscal des joint-ventures et consolider un droit du travail encore perçu comme mouvant. Les autorités éthiopiennes se disent prêtes à créer un guichet unique d’ici à 2025 afin de fluidifier les procédures d’implantation.
Reste la question sécuritaire. Les assurances crédit à l’exportation européennes exigent aujourd’hui des primes plus élevées pour couvrir les opérations en Éthiopie que dans la région côtière, renchérissant les coûts de projets. Paris pousse donc pour la mise en place d’un mécanisme tripartite associant l’Agence française de développement, la Commission européenne et la Banque mondiale, qui pourrait être dévoilé lors du forum.
Vers un nouveau narratif euro-africain ?
Si le pari parisien réussit, l’Europe reviendrait dans la compétition pour la maîtrise des chaînes de valeur industrielles de la Corne de l’Afrique, pivot logistique entre le golfe d’Aden et l’intérieur du continent. En off, un cadre de la Commission résume l’enjeu : « Nous jouons notre crédibilité ; si nous n’alignons pas rapidement de projets tangibles, Addis-Abeba se tournera définitivement vers l’Asie. »
À l’inverse, un échec renforcerait l’idée d’une Europe bavarde mais incapable de rivaliser avec les prêteurs non occidentaux. Dans les deux cas, le forum parisien constituera un moment de vérité pour la diplomatie économique européenne. Medef International, habitué des missions discrètes, se retrouve ainsi propulsé sur le devant de la scène, chargé d’orchestrer une symphonie d’intérêts parfois dissonants. L’exercice promet d’être aussi délicat que la tessiture d’un opéra wagnérien, mais l’enjeu – retenir l’Éthiopie dans le giron européen – justifie la prise de risque.