Tripoli et Ankara scellent un protocole énergétique ambitieux
Sous les dorures discrètes du siège de la National Oil Corporation (NOC) à Tripoli, la signature du Mémorandum d’entente avec la Turkish Petroleum Corporation (TPAO) a résonné comme un coup de cymbales diplomatique. Officiellement, l’accord « ouvre une ère nouvelle de coopération énergétique et scientifique » entre les deux pays (communiqué de la NOC, 30 mai 2024). En pratique, il consolide l’axe turco-libyen établi depuis l’intervention militaire d’Ankara en 2019 et il traduit la volonté de la capitale libyenne de diversifier ses soutiens face à un échiquier interne encore fragmenté. Le président du conseil d’administration de la NOC, Farhat Ben Guidara, a salué un « partenariat stratégique fondé sur la confiance et la réciprocité », tandis que le ministre turc de l’Énergie, Alparslan Bayraktar, y voit « un pas décisif pour la sécurité énergétique commune ». Dans le huis clos des chancelleries européennes, on redoute cependant l’émergence d’une zone grise juridique où la géologie sert de paravent à la projection de puissance.
Les contours techniques d’un partenariat offshore stratégique
L’accord prévoit l’acquisition de 10 000 km de lignes sismiques 2D sur quatre blocs offshore, avec une livraison des premières interprétations dans un délai de neuf mois. S’y ajoute la possibilité d’étendre le programme à la 3D sur les structures jugées prometteuses. La NOC, dont les capacités internes de levé sismique ont pâti de dix ans d’instabilité, table sur l’expertise de TPAO pour moderniser son portefeuille géologique. Le groupe turc, déjà présent dans le gisement géant de Galkynysh au Turkménistan et dans les forages de la mer Noire, exporte ainsi un savoir-faire reconnu en milieu profond tout en se réservant un droit de préemption sur les futures licences de développement. Selon une source diplomatique libyenne, l’enveloppe budgétaire s’élèverait à 1,2 milliard de dollars pour la première phase, financée pour moitié par Ankara via Eximbank et pour moitié par un fonds souverain libyen dont la gouvernance reste opaque. La proximité des zones d’étude avec la dorsale helléno-crétoise aiguise déjà les appétits, certains géophysiciens évoquant des analogies structurales avec Zohr en Égypte.
Athènes vent debout contre une cartographie qu’elle juge illégitime
Le même jour, le ministère grec des Affaires étrangères dénonçait « une nouvelle violation flagrante du droit de la mer », rappelant que la convention de Montego Bay accordait à la Crète une zone économique exclusive étendue. L’annonce du déploiement de frégates grecques autour du cap Tainaron, confirmée par l’état-major hellénique, a suscité à Tripoli un rappel inamical de l’ambassadeur grec. Pour Athènes, les lignes sismiques envisagées par TPAO recoupent la carte maritime issue du controverse protocole turco-libyen de 2019, non reconnu par l’Union européenne ni par les autorités de Benghazi. Le chef de la diplomatie grecque, Georges Gerapetritis, a averti que « toute opération dans cette zone sera considérée comme un acte hostile à la souveraineté grecque ». En coulisses, la Commission européenne s’interroge sur les leviers juridiques disponibles : recourir à la Cour internationale de justice exigerait l’acceptation conjointe des parties, hypothèse improbable à court terme.
Un échiquier méditerranéen traversé par la fragmentation libyenne
La portée géopolitique du protocole ne peut être dissociée de la dualité institutionnelle libyenne. Si le Gouvernement d’union nationale (GUN) de Tripoli se prévaut d’une légitimité internationale, le Parlement de Tobrouk et les forces du maréchal Haftar, soutenus par l’Égypte et les Émirats arabes unis, contestent l’exclusivité de la NOC sur les ressources nationales. L’envoyé spécial de l’ONU, Abdoulaye Bathily, a d’ailleurs rappelé que « tout accord engageant les hydrocarbures doit être le produit d’un compromis intra-libyen ». En s’arrimant à Ankara, le GUN espère verrouiller la rente future et se doter d’un garant militaire face à ses rivaux de Cyrénaïque. Pour la Turquie, la Méditerranée représente une profondeur stratégique complémentaire à son dispositif en mer Noire ; elle y voit également un moyen de court-circuiter le corridor gazier EastMed promu par Chypre, Israël et la Grèce. Le résultat est une rivalité à géométrie variable, où bat la tentation de monnayer des concessions politiques contre des droits de passage énergétiques.
Quelles perspectives pour la diplomatie énergétique européenne ?
L’Union européenne, qui ambitionne de réduire sa dépendance au gaz russe, se trouve placée devant un dilemme. Soutenir Athènes, État membre, sans entraver l’option libyenne susceptible de diversifier les approvisionnements post-ukrainiens relève de l’équilibrisme. À Bruxelles, des diplomates évoquent une médiation technique visant à délimiter provisoirement les blocs litigieux, à l’image de l’accord libano-israélien de 2022 sous égide américaine. Mais le précédent est fragile : en l’absence d’un État libyen pleinement unifié, toute solution risque d’être contestée sur le terrain. Face à ce risque d’escalade, l’Agence internationale de l’énergie appelle à « une cartographie transparente et partagée des données sismiques avant tout forage ». Reste que le temps géologique ne coïncide pas avec l’urgence politique ; chaque navire de recherche sismique turc qui appareille dans la zone grise accroît la probabilité d’un incident naval. Au-delà de la rhétorique, la Méditerranée orientale s’impose plus que jamais comme le baromètre d’un ordre énergétique mondialisé en recomposition.