Une audience expéditive, symptôme d’un climat sécuritaire tendu
À peine vingt minutes ont suffi à la cour d’Alger, le 24 juin 2025, pour entendre Boualem Sansal et requérir dix ans de détention. Dans une atmosphère rendue électrique par la présence de gendarmes d’élite, l’écrivain est resté seul à la barre, assumant sa propre défense. « Je suis un homme libre », rappelle-t-il d’entrée, revendiquant la pleine autonomie de sa parole tenue, pour l’essentiel, depuis Paris. La présidente, Naïma Dahmani, reformule en arabe des griefs hétéroclites : entretien accordé au périodique français Frontières, propos sur l’histoire des frontières algériennes, échanges privés avec des diplomates et, surtout, supposées accointances avec le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie. Dans cette concaténation de faits, les juristes voient moins une infraction précise qu’une inquiétude diffuse de l’appareil d’État face aux voix dissonantes (analystes judiciaires à Alger, 25 juin 2025).
Liberté d’expression versus unité nationale : l’argumentaire des parties
Le parquet insiste sur l’ingratitude d’un auteur « né, élevé et soigné en Algérie », soupçonné de porter un regard systématiquement sombre sur son pays. Il convoque l’article 97 du code pénal, relatif aux atteintes à l’unité nationale, pour réclamer la peine maximale. Face à lui, Sansal réplique que ses critiques s’inscrivent dans « le procès de la littérature », expression déjà utilisée par l’auteur lors de son premier jugement, le 27 mars 2025. Les observateurs indépendants soulignent que la Constitution algérienne protège formellement la liberté d’opinion, mais que la loi sur la sécurité nationale – amendée en 2021 pour inclure les « entités criminelles cybernétiques » – sert désormais de toile de fond à la répression judiciaire de voix dissidentes (rapport Ligue algérienne des droits de l’Homme, avril 2024).
Fracture mémorielle et crispation diplomatique avec Paris
Dans les chancelleries européennes, l’affaire Sansal réactive la question sensible des mémoires post-coloniales. Le fait que l’écrivain s’exprime majoritairement en France, et qu’il évoque ses discussions privées avec l’ancien ambassadeur Xavier Driencourt ou l’ex-ministre Hubert Védrine, a été perçu à Alger comme une illustration supplémentaire de l’ingérence symbolique française. Paris, pour l’heure, adopte un ton feutré : le Quai d’Orsay se dit « attentif » à l’évolution du dossier, tout en rappelant son « attachement aux libertés fondamentales ». Dans l’entourage présidentiel à Paris, on reconnaît cependant « un espace de manœuvre réduit », la relation bilatérale ayant été fragilisée depuis la suspension partielle des visas en 2021.
Le silence étudié des partenaires européens
Ni Bruxelles ni Berlin ne se sont publiquement exprimés. Officiellement, l’Union européenne préfère attendre l’arrêt du 1ᵉʳ juillet avant d’envisager une réaction. Off the record, plusieurs diplomates estiment que « l’audience expéditive pourrait constituer un déni de justice manifeste » mais redoutent qu’une prise de position alimente le discours souverainiste algérien. L’enjeu énergétique n’est jamais très loin : l’Algérie demeure le troisième fournisseur de gaz naturel liquéfié de l’Europe, un statut qui confère à Alger une marge stratégique avérée (données Commission européenne, mai 2025).
Scénarios d’issue et impact sur la scène littéraire
Si la cour confirme la peine de dix ans ferme, plusieurs ONG prévoient une campagne internationale, à l’image du mouvement de soutien en faveur du journaliste Khaled Drareni en 2020. À l’inverse, une réduction de peine serait présentée par Alger comme la preuve d’une justice indépendante. Pour Sansal, quoi qu’il advienne, la judiciarisation de son œuvre risque de renforcer la dimension politique de sa production future. Déjà, ses éditeurs européens annoncent une réédition annotée de son roman Le Serment des barbares, assortie d’un essai inédit sur la censure. Dans les cercles littéraires maghrébins, certains redoutent un « effet domino » : la parole critique pourrait se replier encore davantage hors d’Algérie, accentuant l’exil intellectuel.
Vers une nécessaire médiation multilatérale ?
L’échelon bilatéral franco-algérien paraît saturé de contentieux symboliques. Une médiation discrète, impliquant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, pourrait offrir une voie de sortie honorifique, suggèrent plusieurs universitaires algériens résidant à Genève. En parallèle, la diplomatie culturelle – via l’Unesco ou l’Organisation internationale de la Francophonie – disposerait d’outils pour replacer le débat sur le terrain de la création artistique plutôt que de la sécurité intérieure. Reste que, dans une conjoncture électorale délicate pour Alger, toute main tendue extérieure risque d’être perçue comme un cheval de Troie. La décision du 1ᵉʳ juillet fera donc office de baromètre : elle dira si l’Algérie souhaite s’engager dans une désescalade normative ou assumer un durcissement qui, in fine, pourrait isoler davantage sa scène intellectuelle.