Un passé sanglant que Harare tente d’embaumer
Quarante ans après les massacres de Gukurahundi, qui auraient coûté la vie à quelque 20 000 civils ndebele selon les organisations de défense des droits humains, le Zimbabwe prétend enfin solder l’héritage de cette page sombre. Initiée en 2022 puis relancée en janvier 2024, l’enquête officielle entend « apporter la vérité, la justice et la réconciliation », selon la formule régulièrement employée par la présidence. Pourtant, à Bulawayo comme dans les districts ruraux du Matabeleland, la perspective d’une catharsis étatique inspire davantage la méfiance que le soulagement. « Nous sommes conviés à confesser nos douleurs devant ceux qui les ont causées », soupire Thabitha Khumalo, ancienne députée du Mouvement pour le changement démocratique, elle-même rescapée des raids de la cinquième brigade.
Mnangagwa cherche une rédemption contrôlée
Longtemps bras droit sécuritaire de Robert Mugabe, Emmerson Mnangagwa fut, en tant que ministre d’État pour la Sécurité, un rouage essentiel de l’opération Gukurahundi. Sa promotion à la tête de l’État en 2017, au terme d’un coup de force militaire, l’a contraint à adapter sa rhétorique : le « Crocodile », surnom hérité de la guérilla, se rêve désormais en bâtisseur de ponts. « Il s’agit de refermer les blessures pour libérer le potentiel économique du pays », argue son entourage, conscient que l’omniprésence du dossier entrave toute normalisation diplomatique. Selon plusieurs diplomates occidentaux en poste à Harare, le chef de l’État espère aussi démontrer une capacité de réforme susceptible de justifier la levée progressive des sanctions ciblées imposées par Washington et Bruxelles.
Une commission datée, un mandat corseté
Pour ce faire, Mnangagwa s’appuie sur la National Peace and Reconciliation Commission (NPRC), créée en 2013 mais véritablement opérationnelle seulement depuis 2018. Or, ses neuf commissaires sont nommés par le président sans confirmation parlementaire indépendante, et ses pouvoirs d’assignation restent limités. Les audiences publiques prévues à Lupane ou Tsholotsho n’acceptent pas la presse étrangère, tandis que les archives militaires des années 1983-1987 demeurent scellées. Le professeur Ibbo Mandaza, politologue et ancien haut fonctionnaire, dénonce « une opération de communication sous stéroïdes », estimant que l’option d’un tribunal hybride ou d’un mécanisme régional SADC aurait garanti une neutralité indispensable.
Le silence médiatique comme stratégie politique
Les organes publics de radio et de télévision couvrent à peine les séances préparatoires, ou se contentent de diffuser des extraits soigneusement montés. Les réseaux sociaux, principal exutoire des jeunes urbains, sont régulièrement perturbés lors des journées d’audience sensibles, pratique que l’ONG locale Media Institute of Southern Africa qualifie de « black-out tactique ». Cette gestion millimétrée de l’information vise à prévenir tout débordement identitaire susceptible de fragiliser la coalition parlementaire réunie autour de la ZANU-PF. L’opposant Nelson Chamisa estime que « le gouvernement craint l’effet boule de neige : reconnaître un crime d’État, c’est ouvrir la boîte de Pandore sur la culture de l’impunité ».
Les victimes ndebele entre espoir et lassitude
Dans les localités où les charniers ont parfois été transformés en champs ou en parcelles résidentielles, les survivants réclament d’abord des certificats de décès et la restitution des dépouilles. Les chefs traditionnels, désormais autorisés à présider certaines audiences, espèrent obtenir des indemnisations symboliques, mais le flou budgétaire demeure. D’après le budget 2024, seule une ligne de 4 millions de dollars américains est explicitement dédiée aux travaux de la NPRC, somme jugée « dérisoire » par l’avocate Beatrice Mtetwa. Cette lenteur nourrit l’exil intérieur d’une génération privée de reconnaissance. « Le temps ne guérit pas, il fossilise », confie Sithembiso Moyo, dont le père fut exécuté devant la famille.
Perspectives régionales et internationales sur la justice transitionnelle
La Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) soutient publiquement le processus, mais en coulisse, certaines capitales pressent Harare d’accélérer, soucieuses de l’image d’un voisin jugé infréquentable par les bailleurs. L’Union africaine, échaudée par l’expérience kenyane du Tribunal spécial, privilégie la solution endogène, persuadée qu’un mécanisme externe serait perçu comme néocolonial. Washington, qui a prolongé ses sanctions en mars 2023, conditionne toute révision à « des progrès vérifiables en matière d’État de droit ». Bruxelles, plus nuancée, évoque une « fenêtre » pour la coopération si la NPRC publie un rapport intermédiaire transparent. En définitive, l’équation reste délicate : trop de pression extérieure pourrait braquer Harare, trop peu laisserait les victimes dans l’oubli.
Vers une réconciliation inachevée
Le Zimbabwe marche donc sur une crête étroite, où la recherche de légitimité internationale se heurte aux impératifs de survie politique interne. Tant que l’appareil sécuritaire, encore peu renouvelé, demeurera juge et partie, la société civile redoute que l’enquête serve d’abord à blanchir le passé plutôt qu’à l’élucider. Pour l’heure, la mémoire collective du Matabeleland reste suspendue à des audiences partielles et à des promesses d’exhumation sans calendrier. Le temps presse pourtant, car les principaux témoins vieillissent ou s’éteignent. « Si la vérité n’est pas dite par ceux qui la détiennent, elle sera reconstruite par leurs descendants, et d’une manière peut-être plus douloureuse », avertit l’historien Pathisa Nyathi. En coulisse, diplomates et bailleurs s’accordent : sans un minimum de courage politique, la réconciliation zimbabwéenne risque de demeurer le plus vaste des pèlerinages inachevés.