Un scrutin bordelais aux résonances africaines
À Bordeaux, le 21 août 2025, le Grand Orient de France a porté à sa tête Pierre Bertinotti, 72 ans, professeur à CentraleSupélec. Derrière ce scrutin interne, de nombreuses capitales africaines ont scruté un geste dont l’impact excède largement les couloirs maçonniques métropolitains.
Le GODF possède depuis plus d’un siècle des loges actives de Dakar à Brazzaville. Officiellement dédiées au perfectionnement moral, elles servent aussi, selon l’analyste Jean-Maurice Okoumé, à « huiler les rapports entre fonctionnaires, patrons et politiques sans passer par la diplomatie classique ».
Les loges, carrefour discret des élites
L’élection de Bertinotti intervient dans un contexte de recomposition des influences. Pékin, Moscou, Ankara et Doha développent leurs propres cercles, invitant hauts cadres africains à des forums prestigieux. Les frères du GODF doivent donc défendre un espace devenu concurrentiel, surtout sur les dossiers miniers et logistiques.
À Brazzaville, la loge Équateur, l’une des plus anciennes du continent, demeure un lieu d’échange feutré. On y croise des juristes, des cadres du Trésor et des entrepreneurs du numérique. « Les discussions dépassent la politique nationale, elles embrassent le climat, le CFA et l’intelligence artificielle », confie un initié.
Brazzaville, histoire d’une fraternité influente
Pour le gouvernement congolais, dont plusieurs hauts responsables assument publiquement leur affinité avec la maçonnerie, ces réseaux constituent un capital relationnel. Ils facilitent l’accès aux think tanks parisiens, aux banques d’affaires et parfois à certaines fondations capables de financer des projets sociaux ou culturels.
À Paris, Bertinotti promet une « refondation du pacte social » axée sur la protection de l’État de droit. Cette orientation résonne avec les priorités exprimées dans le Plan national de développement congolais 2022-2026, notamment sur l’emploi des jeunes et la transition énergétique.
Un soft power français challengé
Cependant, le nouveau Grand Maître ne dispose que d’une année pour imprimer sa marque. Traditionnellement, les initiatives sont réparties entre réunions équinoxiales, colloques universitaires et visites diplomatiques discrètes. « Le temps court nous oblige à hiérarchiser les chantiers », confie un proche du Conseil de l’Ordre.
Les observateurs brazzavillois scrutent surtout la capacité du GODF à accompagner la diversification économique congolaise. Alors que les autorités poussent l’agriculture, les télécoms et le bois transformé, les loges pourraient servir de passerelle vers des investisseurs européens familiers des codes symboliques maçonniques.
Jeunes cadres et quête de transparence
Du côté des membres, la sociologie évolue. Les jeunes cadres du numérique demandent plus de transparence, quand les doyens défendent la tradition du secret. « C’est un débat générationnel, pas une crise », nuance la sociologue Armelle Zinga, auteure d’une étude récente sur la franc-maçonnerie congolaise.
Les détracteurs du GODF, souvent issus de groupes évangéliques, pointent une influence jugée « occulte ». Pourtant, aucune étude académique n’a pu démontrer une ingérence institutionnelle directe dans les décisions publiques congolaises. Le débat demeure donc davantage symbolique que juridique, selon le constitutionnaliste Henri Mavoungou.
Médiations régionales et diplomatie parallèle
Sur le plan continental, l’Afrique de l’Ouest reste un bastion. Les crises politiques au Sahel ont parfois fermé les temples, mais les loges ont servi de médiation informelle entre militaires et civils. Cette médiation inspire Brazzaville, où la prévention des conflits régionaux figure parmi les priorités diplomatiques.
Bertinotti connaît bien ces dynamiques. Ancien conseiller au ministère français des Finances, il a accompagné plusieurs programmes régionaux d’intégration bancaire. Son réseau dans les organismes multilatéraux peut offrir à certains projets congolais un accès accéléré aux guichets verts ou aux initiatives liées à l’intelligence artificielle inclusive.
Financements et autonomie des temples africains
Reste la question du financement interne des loges africaines. En l’absence de cotisations élevées, beaucoup dépendent du soutien de frères installés à Paris ou à Marseille. Le Grand Maître envisage, selon nos informations, un fonds de solidarité mutualisé pour réduire ces asymétries et renforcer l’autonomie locale.
Sur le long terme, plusieurs experts estiment que la légitimité du GODF passera par des actions publiques concrètes. Des bourses étudiantes, des conférences ouvertes et des programmes d’entrepreneuriat pourraient ancrer son image dans la société civile congolaise, bien au-delà des fantasmes liés au secret initiatique.
Perspectives pour la jeunesse congolaise
À l’aube de son mandat, Bertinotti fait face à un paysage africain pluriel, où la demande d’éthique, de croissance durable et de souveraineté gagne en intensité. En cultivant le dialogue avec Brazzaville, il pourrait montrer que la maçonnerie demeure un trait d’union, non une tutelle.
Pour les jeunes Congolais, souvent connectés aux réseaux sociaux, l’épisode bordelais est un rappel de l’importance des organisations de confiance dans un monde multipolaire. Reste à voir si, dans douze mois, l’économiste français aura réussi à moderniser une vieille institution sans rompre ses fondements symboliques.
En coulisses, des responsables du patronat congolais espèrent aussi que les loges favoriseront la normalisation bancaire entre Brazzaville et la zone euro. Des discussions techniques sur la conformité anti-blanchiment auraient déjà commencé sous l’égide d’anciens trésoriers du GODF.
Pour l’instant, le président Denis Sassou Nguesso n’a pas commenté publiquement la nomination, mais son entourage salue un « dialogue respectueux » avec toutes les forces de la société civile, y compris la franc-maçonnerie, perçue ici comme un acteur de concertation.