Un verdict qui interroge la définition de l’unité nationale
La confirmation, le 17 mai 2025, de la condamnation à cinq ans de réclusion assortie d’une amende de 500 000 dinars à l’encontre de Boualem Sansal traduit la détermination des autorités algériennes à faire du concept d’« unité nationale » un marqueur intangible de souveraineté. Âgé de quatre-vingts ans, l’ancien haut fonctionnaire devenu romancier voit ainsi son propos historique — rappelant que certaines portions de l’actuel territoire algérien étaient autrefois administrées depuis Rabat — requalifié en « atteinte à l’intégrité territoriale ». Le verdict, lourd tant sur le plan pénal que symbolique, s’inscrit dans une jurisprudence qui tend à subordonner la mémoire historique au récit étatique officiel.
Un article 87 bis au cœur des inquiétudes des ONG
Pivot de la procédure, l’article 87 bis du Code pénal algérien, révisé pour la dernière fois en 2022, est dénoncé par de nombreuses organisations de défense des droits humains pour son caractère extensif. Dans son libellé, la notion d’« atteinte à la sécurité de l’État » englobe des actes aussi variés que les appels à manifester pacifiquement ou la diffusion de contenus jugés « subversifs ». Selon des chiffres recoupés par Amnistie internationale et Human Rights Watch, plus de deux cents militants, journalistes ou blogueurs y ont été exposés depuis 2019. La condamnation de Boualem Sansal, figure respectée de la scène littéraire francophone, confère à cette disposition une visibilité mondiale et alerte une communauté intellectuelle déjà sensible au sort d’autres auteurs, comme Mohamed Bouzid ou Abdelkrim Zeghileche.
D’Alger à Paris, un dossier à haute intensité diplomatique
L’affaire Sansal intervient dans un contexte bilatéral déjà fragile. À Paris, le président Emmanuel Macron a déclaré « suivre de près » un dossier qu’il juge « préoccupant pour la liberté d’expression ». Le Premier ministre François Bayrou, évoquant la « fragilité sanitaire » du romancier, a réclamé un geste de « clémence » de la part du chef de l’État algérien Abdelmadjid Tebboune. Côté algérien, le ministère des Affaires étrangères a rappelé que « la justice est souveraine » et que toute ingérence « ne saurait être tolérée ». Cette rhétorique rappelle la crise consulaire de 2021, lorsque la réduction des visas octroyés par la France avait suscité un refroidissement similaire. Plusieurs diplomates européens estiment toutefois que l’enjeu dépasse la relation bilatérale : il s’agit pour Alger d’affirmer, face aux opinions publique régionales, sa capacité à maîtriser le récit national.
L’écho d’un précédent : la condamnation de Christophe Gleizes
Quelques semaines avant la décision visant Sansal, le journaliste sportif français Christophe Gleizes était condamné à sept ans de prison pour avoir enquêté sur la Jeunesse sportive de Kabylie, club emblématique de la région où persiste une sensibilité autonomiste. L’accumulation de ces affaires n’est pas sans conséquence pour l’image extérieure de l’Algérie. Dans les chancelleries occidentales, l’on redoute que ces verdicts ne compromettent les projets de partenariats culturels, universitaires ou économiques en cours de négociation. Selon un conseiller diplomatique européen basé à Bruxelles, « la multiplication des procédures à connotation politique pèse lourdement sur l’attractivité du pays ».
Liberté intellectuelle et enjeux géopolitiques au Maghreb
Au-delà du cas Sansal se dessine une tension structurelle entre la protection de la souveraineté étatique et la demande sociale d’ouverture. Dans un Maghreb marqué par la compétition mémorielle — qu’il s’agisse de la question sahraouie au Maroc ou de la crise politique prolongée en Libye — l’Algérie redouble de vigilance sur toute référence territoriale jugée sensible. Pour plusieurs chercheurs de l’Institut d’études de sécurité de l’Union africaine, cette crispation répond aussi à des impératifs internes : canaliser un débat public où les références à l’histoire coloniale demeurent hautement politisées et, ce faisant, consolider la légitimité des institutions.
À rebours, la communauté académique plaide pour une lecture plurielle de l’histoire afin d’apaiser les malentendus régionaux. Dans un entretien accordé à notre revue, l’historien Abdelmadjid M’hamdi souligne qu’« un travail critique sur les frontières maghrébines pourrait, à long terme, favoriser une intégration économique aujourd’hui atone ».
Quels horizons pour le débat public algérien ?
Alors que la défense de Boualem Sansal s’apprête à introduire un pourvoi en cassation, plusieurs scénarios demeurent ouverts. Le premier repose sur une grâce présidentielle, solution la plus directe mais politiquement coûteuse pour le pouvoir, car elle pourrait être perçue comme un recul face aux pressions extérieures. Le second, plus procédural, consisterait à une requalification des faits par la Cour suprême, permettant de réduire la peine sans remettre en cause l’article 87 bis. Enfin, le statu quo reste possible si le climat politique interne se durcit à l’approche des prochaines législatives.
Pour l’heure, la société civile algérienne, forte de l’héritage du Hirak, continue de relayer l’affaire sur les réseaux sociaux et dans la diaspora. Elle y voit un indicateur de la capacité du pays à concilier sécurité nationale et pluralisme intellectuel. À cet égard, la décision à venir fera office de baromètre, non seulement pour les libertés individuelles, mais aussi pour la posture régionale d’Alger dans un environnement maghrébin en recomposition.