La transfiguration numérique des autels ghanéens
Dans les faubourgs d’Accra, une simple ring light suffit désormais à transformer un salon en chaire virtuelle. La pandémie a certes initié la migration des cultes vers le numérique, mais TikTok, application reine du micro-contenu vidéo, a accéléré le mouvement avec une fulgurance inattendue. Selon la Data Protection Commission d’Accra, plus d’un jeune sur deux âgé de 16 à 24 ans ouvre quotidiennement l’application, un taux de pénétration supérieur à celui des offices religieux traditionnels du dimanche. Les pasteurs pentecôtistes, les imams soufis et, plus marginalement, les prêtres traditionnels Akan se sont saisis de cette tribune dès 2022, publiant homélies express, chants en akan sous-titrés en anglais et prières de guérison de quinze secondes. « Nous allons là où se trouve le troupeau », confie le révérend Kofi Amponsah, ancien étudiant de l’Université d’Oslo, conscient de la concurrence entre espace sacré et timeline saturée.
Algorithmes, théologie et soft power générationnel
Le cœur du phénomène réside dans l’algorithme de recommandation. En optimisant la visibilité des contenus hautement émotionnels, TikTok encourage une théologie performative : témoignages de miracles en vidéo, montages d’avatars angéliques générés par IA et messages prophétiques vocodés. La théologienne Akosua Mensah, affiliée à la Kwame Nkrumah University of Science and Technology, observe que « la liturgie s’accommode d’un format fragmenté, intensifiant la ferveur mais rognant la profondeur doctrinale ». De Washington à Abuja, certains diplomates voient dans cette hybridation une opportunité de soft power panafricain : les hashtags #ChristianTokGhana ou #IslamicTokWo s’exportent, projetant une image d’Afrique dynamique, jeune, connectée. D’autres, plus prudents, redoutent la marchandisation du sacré au profit d’influenceurs religieux guidés par le seul taux d’engagement.
Des leaders religieux face au miroir de la viralité
Pour quiconque a arpenté les méga-églises de Kumasi, le contraste est saisissant. Le dimanche, le pasteur prêche face à dix mille fidèles ; le lundi, il répond en direct à des questions intimes d’adolescents masqués par des pseudonymes. « C’est un sacerdoce en temps réel, sans la distance rituelle qui préserve le charisme », analyse le sociologue Michael Owusu (Centre for the Study of Religion, University of Ghana). Cette proximité décomplexée accroît la responsabilité numérique du clergé : la moindre erreur doctrinale est capturée, remixée, détournée. Certaines figures charismatiques, jadis intouchables, voient leur autorité contestée par des duos comiques ou des fact-checkers amateurs, révélant la dimension participative, voire égalitaire, du nouveau forum religieux.
Impact sociopolitique d’une religiosité en flux
La porosité entre croyance et mobilisation civique s’accentue. Les influenceurs de TikTok, investis d’une aura spirituelle, n’hésitent plus à commenter la flambée des prix du carburant ou la réforme controversée des frais universitaires. Le gouvernement, conscient de la viralité potentielle d’un sermon très partagé, multiplie les rencontres informelles avec les conseils interreligieux pour anticiper toute dérive populiste. De son côté, la Commission nationale des médias a rappelé, en juin 2023, que « la liberté de culte ne dispense pas de la vérification des faits ». Les diplomates occidentaux en poste à Accra y voient un laboratoire de régulation à suivre pour d’autres capitales africaines où la même imbrication entre foi et politique émerge.
Vers un cadre régulatoire et diplomatique de la foi connectée
À court terme, les autorités ghanéennes misent sur une charte de bonne conduite élaborée avec TikTok Afrique et les leaders confessionnels afin de baliser la promotion de contenus sensibles : exorcismes, incitations électorales, commerce de promesses miraculeuses. Sur le plan diplomatique, Accra propose déjà aux États membres de la CEDEAO un partage de bonnes pratiques concernant la modération éthique des sermons en ligne. Pour le professeur Nana Aba Appiah, experte en droit numérique, « il est temps de traiter la liturgie numérique comme un espace public transnational, soumis à la même diligence que les médias classiques ». Reste la question de la souveraineté : jusqu’où un État peut-il encadrer la foi sans paraître rétablir un ministère des cultes d’Ancien Régime ?
Au-delà du Ghana : quelles leçons pour les décideurs internationaux ?
Le cas ghanéen illustre une tendance mondiale : l’irruption d’applications nées du divertissement dans la sphère religieuse, avec des répercussions géopolitiques inattendues. Les diplomates devront intégrer cette variable dans l’analyse du risque pays, notamment en période électorale. Pour les organisations intergouvernementales, la diffusion de discours interreligieux par la vidéo courte ouvre des pistes de prévention des tensions identitaires, mais aussi de propagande extrémiste. Les chancelleries européennes envisagent déjà, dans leurs programmes de coopération, des modules de littératie numérique à destination des séminaires et des écoles coraniques, afin de consolider un récit pluraliste, résilient face à la désinformation.