Une insurrection enracinée dans les marges du Mozambique
Depuis 2017, la province septentrionale de Cabo Delgado est le théâtre d’un soulèvement armé conduit par un groupe localement nommé al-Shabab, distinct de son homonyme somalien mais lié à l’État islamique. Le mouvement puise dans un ressentiment ancien : promesses économiques non tenues autour des gisements gaziers découverts au large, marginalisation historique des communautés musulmanes makuas et mwani, et inégalités criantes dans une région où plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté alors que les méga-projets pétroliers atteignent des montants à dix chiffres. Ces frustrations se sont cristallisées en une violence insurrectionnelle qui a déjà ôté la vie à plus de 6 000 personnes et déplacé 1,4 million de civils, selon l’Organisation internationale pour les migrations.
Derrière l’idéologie jihadiste se cache un pragmatisme territorial : contrôler les axes côtiers, taxer l’extraction artisanale de rubis et sécuriser des couloirs de trafic illicite vers la Tanzanie. Cette hybridation, typique des nouvelles conflictualités africaines, complique toute réponse exclusivement militaire, comme le reconnaissait récemment le chef d’état-major mozambicain, le général Joaquim Mangrasse, en soulignant « la porosité de nos frontières aquatiques et l’imbrication entre réseaux criminels et insurgés ».
Le sort des enfants : de l’école à la brousse armée
Le dernier rapport de Human Rights Watch fait état d’au moins 120 mineurs arrachés à leurs familles dans les districts de Macomia et Mocímboa da Praia au cours du seul mois écoulé. Les témoignages convergent : garçons recrutés de force, parfois sous la menace de machettes, pour transporter les biens pillés ou servir de porteurs de munitions ; filles assignées aux tâches domestiques des combattants, voire mariées d’office à des commandants locaux. « Les autorités mozambicaines doivent agir sans délai pour garantir le retour sécurisé de ces enfants », martèle Zenaida Machado, chercheuse senior pour HRW.
L’embrigadement d’enfants n’est pas un phénomène nouveau dans la province, mais son intensification traduit la pression logistique que subissent les insurgés après plusieurs opérations conjointes mozambicaines et rwandaises. Priver les communautés d’une tranche d’âge scolaire, c’est aussi briser le tissu social et installer durablement la peur, notent les psychologues du Comité international de secours, lesquels parlent d’un syndrome de “guerre permanente” se diffusant jusque dans les districts encore épargnés.
Une réponse sécuritaire régionale en quête de cohérence
Face à l’incapacité initiale des forces armées mozambicaines, Maputo a sollicité en 2021 l’appui du Rwanda et de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC). Le contingent rwandais, réputé discipliné, a remporté des succès tactiques à Palma et Mueda, sécurisant temporairement le périmètre du gigantesque projet gazier opéré par TotalEnergies. Pourtant, l’effet cliquet ne s’est pas produit : les insurgés se sont simplement déplacés vers le sud et l’ouest, exploitant la densité forestière pour conduire des frappes éclair avant de se fondre dans la population ou les mangroves.
La SADC déploie actuellement près de 2 000 soldats sud-africains, botswanais et angolais, mais l’absence d’un commandement unifié ralentit la remontée du renseignement. « Nous devons passer d’une posture de réaction à une stratégie de stabilisation intégrée », admet un diplomate sud-africain en poste à Pemba. Les partenaires occidentaux, eux, se cantonnent à la formation : l’Union européenne a prolongé jusqu’en 2024 sa mission EUTM-Mozambique, tandis que Washington, après avoir classé l’insurrection comme entité terroriste étrangère, fournit un soutien limité en surveillance aérienne.
Une crise humanitaire aggravée par les aléas climatiques
Au-delà des combats, Cabo Delgado subit les contrecoups répétés de cyclones Idai, Kenneth puis Gombe, qui ont détruit routes, ponts et réseaux d’assainissement. L’ONG Norwegian Refugee Council estime désormais à plus de cinq millions le nombre de Mozambicains en insécurité alimentaire, dont 900 000 en phase d’urgence. « Cabo Delgado est la définition même d’une crise négligée », insiste Jan Egeland, son secrétaire général, rappelant que les engagements financiers des bailleurs ne couvrent que 42 % du plan de réponse humanitaire 2023.
La guerre en Ukraine, puis le conflit israélo-palestinien, ont mobilisé l’attention médiatique et siphonné les budgets d’aide. La disparition des financements américains, conséquence des coupes opérées sous l’administration Trump et toujours partiellement en vigueur, a contraint plusieurs organisations à réduire leurs distributions de vivres. Dans les districts côtiers, le Programme alimentaire mondial ne parvient plus à assurer qu’un panier calorique réduit, tandis que les déplacés internes cherchent abri sous des bâches recyclées, faute de matériaux durables.
La diplomatie internationale face au dilemme de la visibilité
Pour nombre de chancelleries africaines et occidentales, Cabo Delgado se situe loin des grandes routes diplomatiques. L’enjeu gazier, potentiellement colossal avec quelque 65 trillions de pieds cubes de réserves, devrait pourtant pousser à une implication plus robuste. Paris, via TotalEnergies, plaide pour un “environnement sécuritaire durable” avant de relancer les travaux de son mégaprojet Mozambique LNG, suspendu depuis 2021. Washington s’inquiète de la formation d’un hub jihadiste pouvant déstabiliser l’ensemble de l’Afrique australe.
Toutefois, une intervention extérieure trop voyante risque de nourrir la rhétorique anti-impérialiste exploitée par les insurgés. Maputo, soucieux de préserver sa souveraineté, temporise et insiste sur une solution afr0–africaine articulée autour de la SADC. Dans les couloirs de l’Union africaine, l’idée d’un fonds spécial pour la reconstruction de Cabo Delgado fait son chemin, mais se heurte à la concurrence d’autres crises, du Soudan au Sahel. « Nous sommes dans une compétition mondiale pour l’empathie », résume un diplomate européen, rappelant que la visibilité médiatique conditionne souvent la générosité des opinions publiques.
Vers un nouveau pacte entre sécurité et développement
La libération des enfants enlevés constitue l’urgence absolue, mais elle ne suffira pas à éradiquer les racines du conflit. Les experts s’accordent à considérer qu’un triptyque sécurité-gouvernance-développement reste la seule voie durable. Le gouvernement mozambicain a lancé un plan de reconstruction de 300 millions de dollars axé sur le rétablissement des services publics et l’insertion professionnelle des jeunes, sans toutefois préciser son financement.
Aucune solution ne sera viable sans un dialogue fin avec les communautés locales. Les chefs religieux musulmans, longtemps marginalisés, réclament de pouvoir jouer un rôle de médiation, tandis que les sociétés civiles appellent à plus de transparence autour des revenus gaziers. Si la diplomatie internationale parvient à convertir ses déclarations en engagements budgétaires, Cabo Delgado pourrait éviter le piège des conflits gelés. Faute de quoi, le rapt de 120 enfants ne sera qu’un épisode supplémentaire d’une guerre qui s’enracine dans le silence.