Un accueil solennel dans une capitale sous observation
Lorsque le général Muhoozi Kainerugaba a foulé le tarmac de l’aéroport de Ndjili début avril, les honneurs militaires et les sourires officiels ont masqué le parfum de scepticisme qui flottait encore dans les couloirs des chancelleries. Véritable éminence grise de Kampala, le fils du président Yoweri Museveni est à la fois le chef de file de la doctrine de projection ougandaise en matière de sécurité et une figure controversée pour ses prises de position parfois frondesques (Daily Monitor, 7 avril 2024). À Kinshasa, la présidence congolaise a pourtant déroulé le tapis rouge, arguant d’une « relation fraternelle appelée à se renforcer ». La mise en scène, minutieusement relayée par les médias publics congolais, vise à montrer que le pouvoir de Félix Tshisekedi dispose dorénavant d’un allié militaire de poids face à la persistance des groupes armés à l’Est.
Muhoozi, un officier en quête d’aura continentale
L’ascension du général Kainerugaba s’inscrit dans une dynamique plus large : celle d’une nouvelle génération de décideurs sécuritaires africains qui misent sur le soft power militaire pour peser dans l’agenda continental. Son passage éclair à Nairobi en février, puis la séquence kinoise, construisent l’image d’un homme d’influence appelé à jouer un rôle au-delà des frontières ougandaises. Les analystes de l’ISS rappellent que « la diplomatie opérationnelle de Kampala repose sur la capacité de Muhoozi à fédérer des coalitions ad hoc, tout en testant sa stature présidentielle à venir ». Le pari est risqué : un faux pas à Kinshasa fragiliserait sa crédibilité intérieure déjà chahutée par des tweets jugés intempestifs l’an passé.
La RDC entre alliances tactiques et prudence stratégique
Pour Kinshasa, l’intérêt immédiat réside dans la poursuite de l’opération conjointe Shujaa, lancée fin 2021 avec les Forces de défense populaires de l’Ouganda (UPDF) contre l’ADF dans le Nord-Kivu. Le gouvernement congolais affirme que cette coopération « produit des résultats tangibles ». Sur le terrain, pourtant, la persistance d’attaques attribuées aux ADF oblige les autorités congolaises à diversifier leurs partenariats. Le rapprochement avec Kampala apparaît alors comme un contre-poids face aux crispations diplomatiques récurrentes avec Kigali autour du M23. Tshisekedi ménage donc Muhoozi, y voyant le canal le plus direct pour un appui militaire robuste tout en envoyant un message d’ouverture au Conseil de sécurité de l’ONU, lequel exhortait encore en mars à « une synergie régionale accrue pour la stabilisation de l’Est ».
Le facteur rwandais, toile de fond incontournable
Toute visite de haut niveau à Kinshasa est scrutée à Kigali comme une potentielle reconfiguration d’équilibre. Les échanges courtois entre Muhoozi et des responsables congolais contrastent avec les tensions persistantes entre l’Ouganda et le Rwanda, illustrées par la fermeture partielle de la frontière de Gatuna en 2019. Si la normalisation entre les deux voisins a progressé, la rivalité reste latente. Les autorités rwandaises redoutent que l’alliance tactique Kampala–Kinshasa ne se mue en front diplomatique susceptible d’entraver leur marge de manœuvre dans la crise du M23. En coulisse, les diplomates européens évoquent même un « triangle d’irritations » dans lequel chaque capitale tente de préserver son avantage comparatif, quitte à instrumentaliser les groupes armés locaux.
Au-delà du sécuritaire : corridor routier, cuivre et pétrole
La portée de la visite se mesure aussi à l’aune des intérêts économiques. Kampala ambitionne de sécuriser le corridor routier Kasindi-Beni-Butembo, essentiel pour l’acheminement de marchandises vers le port de Mombasa. Les milieux d’affaires ougandais lorgnent sur les gisements de cuivre de l’Ituri et sur le potentiel pétrolier du Graben Albertin, déjà objet d’un consortium transfrontalier. Kinshasa, pour sa part, espère attirer des capitaux ougandais dans l’agriculture de transformation, priorité affichée du second mandat de Félix Tshisekedi. Le patronat congolais salue une « convergence de pragmatismes économiques », à rebours d’une lecture uniquement sécuritaire de la coopération.
Brazzaville, vigie discrète d’un équilibre sous-régional
À six cents kilomètres de là, les autorités de la République du Congo observent avec attention ce ballet diplomatique. Fidèle à son rôle de facilitateur, le président Denis Sassou Nguesso a multiplié ces derniers mois les messages de soutien à une approche concertée pour la paix dans la région des Grands Lacs, tout en réaffirmant la neutralité bienveillante de Brazzaville. Pour plusieurs diplomates accrédités auprès de la CEEAC, « le Congo-Brazzaville participe, par sa stabilité et sa diplomatie feutrée, à la prévention d’un embrasement régional ». En misant sur la médiation plutôt que sur la posture intrusive, Brazzaville consolide ainsi son image de capital consensus, complémentaire des initiatives de Luanda et de Nairobi.
La diplomatie préventive africaine en quête de cohérence
L’Union africaine, présidée cette année par la Mauritanie, voit dans la séquence Muhoozi un laboratoire de sa doctrine de « Solutions africaines aux problèmes africains ». L’envoyé spécial pour la région des Grands Lacs, Basile Ikouebe, exhorte les parties à articuler coopération militaire ponctuelle et mécanismes civils de stabilisation. Dans les couloirs de l’UA à Addis-Abeba, certains dossiers évoquent l’hypothèse d’une force d’observation africaine resserrée, financée conjointement par la CEEAC et l’EAC, afin de rationaliser les mandats existants. La visite de Muhoozi sert de catalyseur pour rouvrir ce chantier institutionnel souvent victime d’inerties budgétaires.
Entre calculs personnels et réalpolitik régionale
Au-delà des images officielles, la venue du général ougandais cristallise la tension permanente entre ambitions individuelles et impératifs collectifs. Muhoozi y gagne une visibilité présidentielle, Kinshasa un sursis stratégique face à la complexité de l’Est, Kampala une projection de puissance vers l’Ouest, et Brazzaville la confirmation que sa diplomatie de patience reste audible. L’équation, toutefois, demeure fragile. La moindre friction sur le terrain pourrait réactiver de vieux réflexes de méfiance mutuelle. En ce sens, la visite n’est ni simple mascarade ni gage assuré de paix ; elle s’inscrit dans la longue trame des ajustements successifs qui composent la géopolitique africaine contemporaine.