Une organisation régionale en apnée institutionnelle
Promue dès 1994 comme pivot de la stabilité macroéconomique ouest-africaine, l’Union économique et monétaire ouest-africaine traverse aujourd’hui l’une des séquences les plus délicates de son histoire. La présidence tournante du Conseil des ministres, organe moteur des arbitrages budgétaires, aurait dû revenir en juillet à Rotabouma Gnankambary, ministre burkinabè de l’Économie. Or, selon plusieurs diplomates, Abidjan estime que l’actuel contexte sécuritaire au Burkina Faso ne garantit pas « la sérénité nécessaire à la conduite des dossiers stratégiques » (source diplomatique ivoirienne).
Le refus ivoirien, relayé par le président Alassane Ouattara lui-même lors d’un échange téléphonique avec le gouverneur de la BCEAO, a surpris nombre de capitales régionales, habituées à des transitions protocolaires quasi automatiques. La suspension de la réunion ministérielle du 11 juillet, faute de consensus sur le fauteuil de président, cristallise ainsi un bras de fer où le juridique, le politique et le psychologique s’enchevêtrent.
Abidjan invoque la rigueur économique et la crédibilité des marchés
Porte d’entrée de près de 40 % des exportations de l’Union, la Côte d’Ivoire a forgé son argumentaire sur la primauté de la crédibilité financière. L’entourage du chef de l’État rappelle que le pays a réussi, en pleine tourmente post-Covid, une émission euro-obligataire sursouscrite, exploit qu’il juge incompatible avec une présidence régionale détenue par un partenaire encore classé en catégorie de risque élevé par plusieurs agences de notation. Pour Abidjan, préserver la réputation collective de l’UEMOA auprès des investisseurs internationaux impose un leadership perçu comme « robuste et maîtrisant les fondamentaux ».
Ces réserves s’accompagnent d’un calcul interne : le Trésor ivoirien prépare pour le dernier trimestre une nouvelle sortie sur les marchés, dont le succès dépendrait fortement de l’homogénéité du message porté par l’Union. La crispation prend ainsi des accents d’arbitrage financier, allant au-delà d’une simple querelle protocolaire.
Le Burkina Faso cherche une légitimité régionale face au défi sécuritaire
À Ouagadougou, où le capitaine Ibrahim Traoré affirme vouloir replacer le pays au cœur des dynamiques régionales malgré la lutte contre les groupes armés, la décision ivoirienne est perçue comme une mise à l’écart injustifiée. Un conseiller économique burkinabè estime que « refuser la présidence à un État qui se bat contre le terrorisme revient à fragiliser l’idée même de solidarité communautaire ».
Au-delà de l’honneur diplomatique, la présidence du Conseil des ministres aurait offert à Ouagadougou l’opportunité de peser sur les politiques de sécurisation des corridors commerciaux et d’obtenir un soutien renforcé pour le financement des Forces de défense. En coulisses, le gouvernement burkinabè multiplie les consultations, notamment auprès de Bamako et Niamey, afin de constituer un bloc de soutien qui relativiserait le poids ivoirien.
La BCEAO arbitre dans la discrétion confraternelle
Siège historique de la Banque centrale à Dakar, couloirs feutrés, agenda serré : le gouverneur Jean-Claude Kassi Brou cherche un compromis permettant d’éviter une paralysie budgétaire. La signature conjointe du président du Conseil des ministres est indispensable à la validation de plusieurs programmes, dont la mise en circulation de la nouvelle série de billets et la finalisation du Fonds régional de stabilisation des matières premières.
Interrogé sous couvert d’anonymat, un haut cadre de la Banque estime que « la règle d’alternance doit être respectée, mais rien n’interdit de différer la prise de fonction ou de désigner un président intérimaire consensuel ». L’option, examinée par la Commission de l’UEMOA, maintiendrait la légalité institutionnelle tout en donnant à Ouagadougou un signal d’inclusion, sans compromettre, selon Abidjan, la lisibilité financière de l’Union.
Gestion des perceptions internationales et risques de contagion
Dans les chancelleries occidentales, la tension Abidjan-Ouagadougou est scrutée avec une attention particulière. Plusieurs analystes redoutent qu’une escalade nuise à la réforme attendue du franc CFA, dossier déjà complexe depuis l’annonce du passage à l’éco par la CEDEAO. Un partenaire européen confie que « la moindre rupture de la gouvernance collégiale peut raviver le débat sur la soutenabilité du régime de change fixe ».
Plus à l’est, Abuja observe également la controverse : le Nigéria, qui défend un modèle d’intégration monétaire plus large, voit dans le blocage actuel un exemple des fragilités inhérentes à une union où la puissance relative d’un État – en l’occurrence la Côte d’Ivoire – peut geler l’ensemble du processus décisionnel. L’issue de l’impasse pèsera donc sur les débats futurs relatifs à l’élargissement monétaire.
Faibles marges de manœuvre politiques, nécessité de compromis stratégique
Ni Abidjan ni Ouagadougou n’ont intérêt à transformer le différend en crise ouverte. Le corridor ivoirien demeure vital pour les importations burkinabè, tandis que la sécurité de ce corridor dépend du partage de renseignements avec les Forces armées du Burkina. De part et d’autre, l’interdépendance économique et sécuritaire constitue un facteur puissant d’incitation au dialogue.
Dans ce contexte, une médiation interne confiée au président sénégalais Bassirou Diomaye Faye est évoquée. Son profil, à la fois nouveau et acceptable par les deux capitales, pourrait faciliter un arrangement qui baptiserait un président de session par intérim, jusqu’à ce que les conditions politiques jugées « adéquates » par Abidjan soient réunies pour un passage de témoin complet.
Vers une sortie graduée de crise
À la date de rédaction de ces lignes, plusieurs sources proches du dossier indiquent qu’un compromis verbal se dessine : le Burkina Faso se verrait confier la vice-présidence, avec la garantie d’un accès étendu aux travaux préparatoires, tandis qu’un ministre ivoirien assurerait la présidence par intérim pour une durée de six mois renouvelables une fois.
Cette architecture transitoire permettrait de sauver la face des deux parties et, surtout, de relancer les dossiers budgétaires indispensables à la fin d’exercice. Reste à savoir si la montée des incertitudes sécuritaires dans le Sahel, la volatilité des marchés de matières premières et les agendas électoraux nationaux ne viendront pas, à terme, remettre en question la fragile entente.
L’Union à la croisée des chemins
Au-delà de l’épisode Abidjan-Ouagadougou, l’UEMOA se trouve confrontée à un défi existentiel : concilier un narratif d’intégration solidaire avec la réalité d’asymétries croissantes entre ses membres. La gouvernance économique ne peut demeurer crédible que si la dimension politique conserve un minimum de prévisibilité. Le bras de fer actuel agit ainsi comme un électro-choc, rappelant que la monnaie commune ne soude pas automatiquement les intérêts nationaux.
En filigrane, une évidence s’impose : la stabilité future de l’Union passera moins par des clauses protocolaires que par une volonté renouvelée de partage de souveraineté. Les capitales ouest-africaines disposent encore des ressorts diplomatiques pour éteindre la querelle, à condition de réinventer des mécanismes de confiance mutuelle. C’est sur ce terrain, et non dans les seules salles des marchés, que se joue le véritable destin de l’intégration régionale.