Un chapelet d’éloges qui masque l’usure du temps diplomatique
« Le Maroc est un partenaire clé et fiable de l’Union européenne », a répété Dubravka Šuica au terme d’un entretien téléphonique avec Nasser Bourita, rappelant ainsi une antienne diplomatique devenue presque automatique (Commission européenne, 18 octobre 2024). L’intonation semble flatteuse, mais l’usage intensif du qualificatif « fiable » dit à la fois la centralité stratégique de Rabat et la crainte latente de voir ce pilier se fissurer. Dans la sémantique bruxelloise, la fiabilité se gagne au fil d’actions convergentes ; elle peut aussi se perdre d’un revers de juge européen ou d’un accès de lassitude marocain.
Les cicatrices d’une jurisprudence européenne désavantageuse
L’arrêt du Tribunal de l’UE annulant, en 2023, l’extension des accords agricole et halieutique aux provinces sahariennes a ravivé à Rabat un sentiment d’injustice. « Le partenariat se mesure aux actes, non aux communiqués », a cinglé M. Bourita lors d’une conférence de presse le 8 novembre 2024 (Ministère marocain des Affaires étrangères). Le message est clair : le Maroc ne transigera pas sur l’intégrité de son territoire, élément que Mohammed VI érige en ligne rouge depuis son discours de la Marche Verte de 2024. La procédure d’appel engagée par le Conseil et la Commission rassure partiellement les opérateurs économiques, mais le contentieux nourrit le soupçon d’une Europe prompte à prêcher le partenariat tout en laissant prospérer les recours militants.
Migration et sécurité : l’interdépendance comme levier mais aussi comme risque
Sur le dossier migratoire, Bruxelles dépend largement de Rabat pour contenir les flux vers l’Andalousie et les Canaries. Les équipes de Frontex reconnaissent en privé que la moindre inflexion marocaine se traduit par une hausse quasi immédiate des arrivées. En sens inverse, le Maroc capitalise sur cette position pour solliciter des financements additionnels et un traitement préférentiel de ses étudiants et cadres. Le Pacte pour la migration et l’asile, négocié laborieusement entre Vingt-Sept, prévoit une enveloppe supplémentaire pour des « opérations conjointes » au Maghreb ; encore faudra-t-il que les États membres valident le décaissement.
Lutte antiterroriste : un capital de confiance rare à conforter
Depuis l’attentat de Marrakech en 2011, les services marocains multiplient les échanges d’information avec Europol. Plusieurs cellules djihadistes visant la Belgique et la France ont ainsi été démantelées grâce aux renseignements de Rabat. Ce capital sécuritaire, salué par Josep Borrell comme « inestimable » (Service européen pour l’action extérieure, 12 septembre 2024), place le Royaume dans la catégorie des alliés incontournables. Toutefois, la dépendance européenne à l’égard d’un acteur tiers fait surgir la question classique de la réciprocité : quelle part de transfert technologique ou de partage de bonnes pratiques l’UE consent-elle ?
Commerce vert et hydrogène : de grandes ambitions, peu de signatures contractuelles
La Commission a fait de l’hydrogène « vert » nord-africain un pivot de sa stratégie de décarbonation. Le Maroc, riche en gisement solaire, se veut pionnier en la matière. Pourtant, hors memorandum d’entente avec l’Allemagne, peu de projets industriels atteignent le stade final d’investissement. Les banques européennes demeurent frileuses, invoquant des risques de gouvernance et la persistance d’un différend territorial susceptible d’entraver les assurances. Rabat, de son côté, estime qu’un véritable « Green Deal euro-marocain » exigerait des transferts de connaissance analogues à ceux concédés à l’Ukraine ou à la Tunisie.
Le facteur saharien, baromètre de la solidité politique bilatérale
La reconnaissance américaine de 2020 a redéfini les équilibres : le Maroc invoque la position de Washington comme nouvelle norme et encourage ses partenaires européens à s’y aligner. Quelques capitales – Madrid et Berlin notamment – ont infléchi leur rhétorique. Mais Paris, enlisée dans ses recompositions africaines, reste prudente, tandis que Bruxelles conserve une approche légaliste. Tant que ce hiatus demeurera, chaque négociation sectorielle s’exposera au risque de blocage. Pour les diplomates, l’équation est simple : sans perspective de règlement, les dividendes politiques resteront partiels.
Vers un réalisme assumé : options de sortie d’impasse
Plusieurs scénarios se profilent. Le premier miserait sur un « paquet global » liant migration, investissements verts et reconnaissance d’un statut avancé renforcé, donnant à Rabat l’équivalent d’un espace économique élargi. Un deuxième, minimaliste, se contenterait d’accords techniques sectoriels, évitant la question du Sahara. La troisième voie – juridiquement audacieuse – verrait l’UE soutenir le plan d’autonomie marocain aux Nations unies en échange de concessions commerciales et sécuritaires substantielles. La marge de manœuvre dépendra de la capacité des deux partenaires à isoler les contentieux pour préserver l’essentiel : stabilité régionale et sécurisation des chaînes de valeur.
Une relation à haute valeur ajoutée… et à haute maintenance
L’axe UE-Maroc demeure l’un des plus denses du voisinage méridional. Mais son entretien exige une diplomatie de précision : chaque mot pesé, chaque décision arbitrée en tenant compte d’une opinion publique marocaine plus attentive qu’autrefois aux symboles de souveraineté. Dans ce contexte, nul ne sous-estime l’importance d’un geste européen matérialisé par des investissements prêts à l’emploi et des mécanismes de solidarité migratoire visibles. L’Europe, en quête d’autonomie stratégique, ne peut se permettre de perdre un partenaire qui lui offre à la fois profondeur africaine et passerelle atlantique. Inversement, le Royaume, soucieux de diversifier ses alliances, sait que l’accès au marché unique reste irremplaçable. Le chemin vers la « fiabilité stratégique » est donc moins un slogan qu’un cahier des charges, dont la mise en œuvre, si elle réussit, ferait de l’axe Rabat-Bruxelles un laboratoire de voisinage modernisé.