Le pouvoir judiciaire au centre des tensions politiques
Les chiffres ont heurté les chancelleries : vingt-deux ans de prison pour l’ancien président Moncef Marzouki, soixante-six ans cumulés pour plusieurs figures de l’opposition, huit ans pour l’ancien ministre Mehdi Ben Gharbia, quinze ans pour l’avocate Sonia Dahmani. Dans un pays où la peine moyenne pour homicide oscille autour de vingt ans, ces condamnations laissent planer le soupçon d’une justice devenue extension du pouvoir exécutif. Interrogé à Tunis, un magistrat requérant l’anonymat confie « avoir le sentiment que les juges ont désormais moins de marge que durant la période Ben Ali ». Si l’affirmation peut paraître excessive, elle illustre le climat délétère qui entoure les palais de justice depuis l’été 2021, date à laquelle Kaïs Saïed a suspendu le Parlement avant de réécrire la Constitution.
Un contexte constitutionnel reconfiguré
La Constitution approuvée par référendum en juillet 2022 a consacré une hyper-présidence aux pouvoirs très étendus, réduisant la fonction de contrôle du Parlement et supprimant le Conseil supérieur de la magistrature pour le remplacer par un organe nommé en partie par le chef de l’État. Cette architecture renforce mécaniquement la dépendance des magistrats vis-à-vis de l’exécutif, renversant l’équilibre des pouvoirs établi en 2014. Plusieurs ONG, notamment Human Rights Watch et Amnesty International, estiment que cette reconfiguration a « facilité la criminalisation de l’opposition au moyen de textes vagues sur la sûreté de l’État ». Les autorités, elles, invoquent la nécessité de « protéger la chaîne de souveraineté » contre « les conspirations extérieures ».
Des poursuites emblématiques qui inquiètent la société civile
Le dossier Marzouki, instruit pour « atteinte à la sécurité extérieure », illustre la judiciarisation de la parole politique ; celui de l’ancien bâtonnier Abderrazak Kilani, condamné pour avoir tenté de rendre visite à un militant emprisonné, démontre la porosité grandissante entre acte juridique et acte militant. Les avocats d’Imed Daimi, ancien secrétaire général du Congrès pour la République, dénoncent « des audiences où les exceptions de procédure sont systématiquement rejetées ». Plus préoccupant encore, la Cour de cassation a confirmé en février dernier la déchéance de quinze juges accusés de corruption sans que leurs recours n’exercent d’effet suspensif. « Le message envoyé à la corporation est limpide : tout écart de langage peut entraîner une révocation », souligne l’Association des magistrats tunisiens.
Impacts géopolitiques et économiques d’une dérive autoritaire
La France, l’Union européenne et les États-Unis, partenaires économiques majeurs de Tunis, observent avec circonspection l’évolution du dossier. Paris a évoqué « des signaux préoccupants », tandis que Bruxelles conditionne désormais une partie de son aide macro-financière « au respect effectif de l’État de droit ». Sur le plan économique, la fermeture du champ politique accroît la volatilité : le dinar a perdu plus de 12 % face à l’euro depuis janvier 2023 et les agences de notation alertent sur la soutenabilité de la dette, déjà supérieure à 80 % du PIB. Dans la région, Alger soutient ouvertement le locataire de Carthage pour préserver un axe sécuritaire commun, alors que Rabat, pourtant discret, s’inquiète d’un possible effet d’entraînement sur ses propres opposants. Le jeu diplomatique se trouve donc polarisé entre un impératif de stabilité et une exigence de droits fondamentaux.
Les voies étroites d’une désescalade diplomatique
Dans les cercles diplomatiques, deux options circulent. La première, punitive, s’appuie sur le gel partiel de l’assistance budgétaire, à l’image de la position adoptée envers la junte malienne. La seconde privilégie un engagement conditionnel, combinant incitations économiques et mécanismes de monitoring indépendant. Le Fonds monétaire international, négociant un prêt de près de deux milliards de dollars, pourrait devenir le principal levier de changement, en exigeant la réouverture de l’espace civique. Un diplomate européen rappelle cependant que « le retrait abrupt d’aides risquerait de fragiliser davantage les classes populaires, déjà confrontées à l’inflation et à la pénurie de céréales ».
Pour sortir de l’impasse, plusieurs analystes suggèrent la convocation d’un dialogue national placé sous l’égide de l’Union générale tunisienne du travail, institution encore perçue comme neutre. Le président Saïed affirme soutenir un « dialogue avec la jeunesse », mais reste évasif sur l’inclusion de l’opposition. Faute de compromis interne, la Tunisie pourrait voir s’accroître la pression extérieure, ce qui, paradoxalement, renforcerait la rhétorique souverainiste du pouvoir. Les capitales occidentales progressent donc à pas comptés, conscientes qu’une déstabilisation brutale aux portes de la Méditerranée aurait un coût sécuritaire et migratoire élevé.
Reste qu’à moyen terme, la légitimité internationale de Tunis dépendra de la crédibilité de ses tribunaux. Comme le résume la politologue Amna Guellali, « les procès politiques sont rarement perçus comme des affaires internes ; ils constituent un baromètre de la santé démocratique d’un État ». Tant que ce baromètre restera au rouge, l’attractivité diplomatique et économique du pays demeurera sous respiration artificielle.