Un officier de quartier devenu homme fort de Tripoli
En moins d’une décennie, Abdelghani al-Kikli, plus connu sous le surnom de Ghneiwa, est passé du statut de commandant de quartier à celui d’acteur incontournable de la capitale libyenne. Ses premiers faits d’armes remontent aux soulèvements de 2011, où il rallie les insurgés tout en consolidant un appareil sécuritaire embryonnaire autour du district d’Abou Salim. À la faveur d’un État fragmenté, il élargit progressivement son emprise grâce à un savant dosage de cooptation communautaire, d’alliances tactiques avec le Gouvernement d’unité nationale (GUN) et d’une capacité à fournir des « services » – sécurité, justice expéditive, redistribution – que les institutions formelles peinent à offrir.
La reconfiguration discrète du conseil d’administration de la GNMTC
Au début de l’année 2023, les cercles pétroliers de Tripoli observent un ballet inhabituel dans les couloirs de la General National Maritime Transport Company (GNMTC). Derrière les portes capitonnées, plusieurs directeurs historiques sont remerciés et remplacés par des profils issus, directement ou par affinité tribale, des réseaux de sécurité placés sous le contrôle de Ghneiwa. Le remplacement, officialisé par un décret ministériel signé par le vice-Premier ministre chargé des questions économiques, est présenté comme une « rationalisation » de la gouvernance. Dans les faits, il signe le basculement d’un actif stratégique – la flotte d’une vingtaine de tankers assurant le transport du brut libyen – dans l’orbite du chef de milice.
Cette reconfiguration du conseil d’administration se déroule sans coup d’éclat. Aucune prise d’armes n’est nécessaire : la légitimité est puisée dans les textes réglementaires, souvent contradictoires, hérités du patchwork institutionnel post-Kadhafi. Selon un diplomate européen en poste à Tunis, « Kikli a compris que, pour durer, il fallait troquer la kalachnikov contre le tampon administratif ».
Les mécanismes financiers d’une captation patiente
Le cœur de la stratégie repose sur trois leviers. D’abord, la nomination d’un cabinet d’audit proche du clan d’Abou Salim, chargé de « restructurer » les contrats de transport conclus avec la National Oil Corporation. Ensuite, la renégociation de clauses d’affrètement permettant de réinjecter une part des bénéfices dans une constellation de sociétés écrans enregistrées à Malte et à Dubaï. Enfin, l’activation d’un système de rétro-facturation sur la maintenance des navires, terrain traditionnel d’opacité en Méditerranée centrale.
Un ancien cadre de la GNMTC, réfugié à Athènes après son limogeage, décrit la méthode : « Tout est légal sur le papier. Les appels d’offres restent publics, mais les sociétés concurrentes savent qu’elles n’ont aucune chance. » Résultat : un flux de devises constant, évalué par un think-tank britannique à près de 80 millions de dollars annuels, nourrit désormais le réseau patronné par Ghneiwa. Dans une Libye où les budgets officiels fluctuent au gré des rapports de force, ce matelas financier confère une autonomie décisive.
Les implications régionales et internationales
Les partenaires étrangers, premiers acheteurs du brut libyen, observent avec ambivalence cette mutation. Les compagnies pétrolières européennes, traumatisées par les interruptions d’exportation de 2020, saluent la « stabilité » apparente apportée par la milice d’Abou Salim autour du port de Tripoli. De leur côté, Ankara et Doha, parrains politiques du GUN, y voient une garantie supplémentaire contre une résurgence des forces de l’est menées par Khalifa Haftar.
Mais Washington, qui tente de promouvoir une unification des organes souverains libyens, s’inquiète. Un rapport confidentiel du Département d’État estime que « la captation de la GNMTC risque de transformer un vecteur de sécurité énergétique en outil de chantage politique ». Les diplomates onusiens, eux, redoutent la constitution d’un « État dans l’État », un scénario déjà entrevu à Misrata ou Zintan, où des figures révolutionnaires ont converti leur capital militaire en leviers économiques.
La marge de manœuvre des autorités de transition
Face à cette dynamique, le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah dispose d’un éventail limité de réponses. Dépendant du parapluie sécuritaire de Ghneiwa pour la protection des institutions, il multiplie les signaux d’apaisement : budgets supplémentaires pour les anciens combattants d’Abou Salim, postes honorifiques au sein du ministère de l’Intérieur, promesses de licences bancaires pour des proches. Le Parlement de Tobrouk dénonce une « privatisation illégale d’un actif stratégique », sans disposer des leviers coercitifs pour inverser la tendance.
La Banque centrale, seule institution relativement préservée, tente bien de contrôler les décaissements. Elle se heurte toutefois à la complexité d’une comptabilité passée sous le radar de holdings off-shore. Le gouverneur Sadiq al-Kabir admet en aparté « un déficit de visibilité sur les flux liés à l’affrètement maritime ». Pour nombre d’observateurs, l’enjeu n’est plus seulement la gestion d’une compagnie, mais la crédibilité même du système financier libyen.
Perspectives pour la gouvernance des ressources stratégiques
Le cas GNMTC illustre le tournant que prend la transition libyenne : la compétition se déplace des check-points vers les conseils d’administration. Tant que le cadre constitutionnel restera embryonnaire, d’autres infrastructures – télécoms, aéroports, zones franches – pourraient connaître un sort similaire. Les chancelleries occidentales esquissent des pistes, allant d’un mécanisme international de surveillance des recettes pétrolières à l’intégration obligatoire d’observateurs indépendants dans les instances de gouvernance.
En coulisse, certains diplomates parient sur la lassitude des populations urbaines, usées par la corruption et l’arbitraire. « Le jour où Tripoli réclamera un vrai État de droit, les milices n’auront plus l’avantage moral », confie un fonctionnaire onusien. Reste que, pour l’heure, l’effet Ghneiwa démontre qu’en Libye, la frontière entre légalité et prédation s’écrit au gré du rapport de force – une équation que la simple ingénierie institutionnelle ne saurait résoudre.