De Kenyatta à Ruto, un continuum sécuritaire postcolonial
Dans l’imaginaire politique kényan, la figure du policier armé d’un fusil d’assaut reste, hélas, l’emblème le plus durable de l’autorité de l’État. Entre 2013 et 2022, le président Uhuru Kenyatta a consolidé un appareil sécuritaire déjà hérité de la période coloniale : budgets en hausse, unités paramilitaires spécialisées et usage routinier de la force létale contre les rassemblements. Les bilans dressés par Human Rights Watch ou par la Commission kényane des droits humains convergent : les opérations de maintien de l’ordre lors de l’élection contestée de 2017 auraient coûté la vie à plus de quatre-vingt-dix civils, sans que la chaîne hiérarchique n’en réponde réellement.
La campagne présidentielle de 2022 avait pourtant ouvert une brèche. William Ruto, ancien vendeur d’œufs proclamé “hustler”, promit de tourner la page de l’élitisme et d’« humaniser la police ». Or, pour de nombreux observateurs, le repositionnement n’a été que sémantique : les doctrines d’emploi de la force, rédigées sous Kenyatta et largement inspirées des Emergency Regulations britanniques, demeurent la grille de lecture des commandants sur le terrain. L’institution policière s’est ainsi muée en point de jonction entre deux administrations dont tout, officiellement, devrait séparer le projet politique.
Les promesses contrariées du hustler-in-chief
L’ascension de William Ruto reposait sur une narration de la méritocratie : l’homme simple capable d’apaiser un pays fracturé par les inégalités. Une fois au pouvoir, l’exécutif a toutefois privilégié des instruments budgétaires orthodoxes : levée de nouvelles taxes sur les carburants et la téléphonie, contraction de prêts extérieurs et réduction des subventions alimentaires. La contestation de juin 2024, cristallisée autour de la loi de finances, a révélé l’ampleur du désenchantement. Au soir du 25 juin, au moins soixante manifestants, principalement des moins de trente ans, s’écroulaient sous les balles réelles, tandis que plusieurs milliers de vidéos circulaient sur les réseaux sociaux, indexant la responsabilité directe de forces spéciales antiémeute.
Un an plus tard, à l’occasion de la commémoration #OccupyParliament, le récit politique officiel s’est heurté à la rue. À la Chambre, le président a invoqué la « sécurité nationale » pour justifier le déploiement d’unités blindées autour des principales villes. L’effet a été contre-productif : la violence d’État, loin de rétablir l’autorité, a ravivé un sentiment de trahison. Dans les talk-shows de Citizen TV, les analystes économiques ont souligné la contraction de la consommation intérieure de 0,8 % au troisième trimestre 2024, imputant la chute de confiance à ce climat d’insécurité institutionnelle.
Jeunesse urbaine, moteur d’un mécontentement structurel
Le Kenya compte plus de 70 % de sa population en dessous de trente-cinq ans. Dans les quartiers périphériques de Nairobi, de Kisumu ou de Mombasa, l’indice de chômage des diplômés a dépassé les 35 % en 2024, selon l’Institute of Economic Affairs. Cette masse critique, hautement connectée et socialement mobile, n’adhère plus au pacte tacite reposant sur la croissance macroéconomique et la tolérance à l’autoritarisme. Les manifestations du 25 juin ont ainsi mêlé designers numériques, chauffeurs de boda-boda et ingénieurs logiciels, tous unis par la conviction que la faille se situe moins dans la fiscalité que dans la représentation politique.
Au-delà des statistiques, la culture populaire a pris le relais d’institutions jugées défaillantes. L’album collectif « 25 juin », produit dans un studio de Kibera, se vend déjà à plus de cent mille exemplaires numériques. L’artiste Karun y chante « les sirènes qui couvrent nos berceuses », tandis que des fresques murales, rapidement effacées par les autorités municipales, transforment les visages des victimes en icônes civiques. Le langage de la contestation se déplace ainsi des tribunes parlementaires vers les plateformes audio et les graffitis, matérialisant une rupture générationnelle que le discours gouvernemental peine à conceptualiser.
Impunité policière et fragilisation de l’État de droit
Le Bureau indépendant de contrôle de la police, pourtant doté en 2011 d’un mandat d’enquête autonome, n’a émis que deux recommandations de poursuites pour les soixante-trois décès officiellement enregistrés en 2024. Les familles de victimes, soutenues par Amnesty Kenya, dénoncent un système de justice pénale « capturé » où la chaîne de valeur judiciaire – de l’arrestation au jugement – dépend d’un même ministère de l’Intérieur. Une enquête de la BBC Africa Eye, diffusée en avril 2025, identifie nommément quatre officiers filmés en train de tirer à balle réelle ; aucun d’entre eux n’a été suspendu.
Le maintien d’une telle impunité érode la confiance dans la Constitution de 2010, souvent saluée comme l’une des plus progressistes d’Afrique de l’Est. Les diplomates européens en poste à Nairobi confient en privé que chaque incident complique davantage la coopération sécuritaire, notamment en matière de lutte antiterroriste dans le nord-est du pays. La fragilité de l’État de droit n’est donc plus seulement une affaire domestique : elle s’inscrit dans un jeu d’alliances où l’image du partenaire importe presque autant que ses capacités opérationnelles.
Coûts diplomatiques et économiques d’une image ternie
Sur le plan régional, le Kenya cherche à maintenir son rôle de médiateur, qu’il s’agisse des pourparlers soudanais ou de l’acheminement de forces de la Communauté d’Afrique de l’Est vers Haïti. Or, la crédibilité du facilitateur repose sur la cohérence entre discours et pratique. Plusieurs chancelleries, dont celles de Berlin et d’Oslo, ont conditionné une partie de leur aide bilatérale au respect de standards minimaux en matière de droits humains. Pour Nairobi, le dilemme est patent : réformer son appareil coercitif ou risquer de perdre un soutien budgétaire équivalant à 1,2 % du PIB.
L’impact économique interne se révèle tout aussi tangible. Les firmes de technologies financières, moteur de la marque Kenya Silicon Savannah, placent désormais des clauses contractuelles spécifiques relatives à la stabilité sociale. Selon la Kenya Private Sector Alliance, près de 200 millions de dollars d’investissements annoncés en 2023 demeurent gelés en attente de signaux d’apaisement. Le coût invisible de la répression est donc celui d’opportunités envolées, que ni la rhétorique patriotique ni la mobilisation policière ne peuvent compenser.
Réformer la sécurité, des pistes toujours en suspens
Face à la pression croissante, le gouvernement a commandé en février 2025 un audit externe des doctrines policières, confié à un panel composé d’anciens magistrats et d’experts sud-africains. Le rapport préliminaire, fuité dans la presse, préconise la démilitarisation des manifestations civiles, l’intégration des droits humains dans la formation de base et la création d’un parquet spécial indépendant. Reste à savoir si l’exécutif osera modifier les statuts d’un corps considéré comme son premier rempart.
La société civile, pour sa part, propose une approche plus globale : réduction des inégalités territoriales, programmes de mentorat pour les jeunes policiers et participation citoyenne aux budgets locaux de sécurité. À écouter le professeur Karuti Kanyinga de l’Université de Nairobi, « une réforme technique sans réforme politique court le risque d’être cosmétique ». En d’autres termes, la sortie du cycle répressif exige autant de volontarisme institutionnel que de courage politique, deux qualités dont le président Ruto devra bientôt démontrer la sincérité s’il veut éviter que chaque 25 juin ne devienne un nouveau jour de deuil national.