Une incursion stratégique dans l’espace audiovisuel francophone
En annonçant un lancement simultané dans vingt-sept États d’Afrique francophone, le groupe TF1 choisit un effet de massue plutôt qu’une progression incrémentale. Aux yeux de Rodolphe Belmer, cette bascule d’échelle est la seule manière d’atteindre, à horizon 2050, un bassin potentiel de plus de 300 millions de francophones et de rentabiliser un catalogue de trente mille heures déjà amorti sur les marchés européens. La manœuvre confirme l’inflexion géographique d’un groupe longtemps concentré sur l’Hexagone et ses voisins à haut pouvoir d’achat.
Face à des chaînes nationales souvent sous-capées en financement et à des plateformes payantes étrangères, la proposition de valeur de TF1+ se veut double : extension gratuite de la télévision linéaire française et vitrine d’un savoir-faire technique éprouvé. L’opération implique cependant une fine lecture diplomatique. Dans plusieurs capitales, la télévision reste un instrument de cohésion nationale et de représentation culturelle. L’arrivée d’un acteur français de cette taille, même financé par la publicité locale, renvoie inévitablement aux débats sur l’influence médiatique post-coloniale.
Le pari de la gratuité financée par la publicité face aux modèles payants
En optant pour un modèle intégralement financé par la publicité, TF1+ rompt avec la logique d’abonnement qui structure les positions de Canal+ Afrique et de Netflix. Le groupe revendique déjà 1,2 milliard d’heures visionnées en 2024 sur son périmètre européen, preuve, selon lui, qu’un CPM compétitif peut compenser l’absence de revenu direct. Sur des marchés où le pouvoir d’achat moyen demeure contraint, cette stratégie semble taillée sur mesure : elle promet à l’annonceur une visibilité de masse et au téléspectateur une barrière d’entrée nulle.
Le différentiel de modèle ne gomme pourtant pas la rivalité franco-française entre Martin Bouygues et Vincent Bolloré. Si Canal+ aligne trois cent cinquante chaînes, des studios locaux et un partenariat avec Netflix, son positionnement premium le tient éloigné d’une partie du public. TF1+ capitalise sur cette zone grise. D’aucuns y voient un jeu à somme positive ; d’autres redoutent une cannibalisation progressive de la publicité télévisuelle déjà convoitée par les grandes plateformes internationales.
Infrastructure numérique africaine : progrès rapides, disparités tenaces
Le succès d’une plateforme OTT reste suspendu à la qualité de la connectivité. Or, derrière la moyenne continentale se cache une hétérogénéité prononcée. La Côte d’Ivoire affiche déjà 45 % de pénétration smartphone, tandis que la République centrafricaine dépasse à peine 15 %. Le cabinet Digital TV Research anticipe néanmoins une croissance de 125 % des abonnements streaming entre 2023 et 2029. L’équation dépendra donc de la capacité des opérateurs télécoms à démocratiser la 4G puis la 5G, et de l’aptitude des régulateurs à libérer des bandes passantes à coût maîtrisé.
TF1+ profite d’une compression vidéo plus efficiente et de partenariats techniques avec des CDN régionaux, mais devra composer avec les réalités d’une consommation data encore onéreuse pour de nombreux foyers. Dans les faits, la plateforme pourrait devenir un aiguillon supplémentaire en faveur de politiques publiques visant la réduction du coût du gigaoctet, enjeu au cœur de plusieurs programmes financés par la Banque mondiale.
Soft power français et souveraineté culturelle africaine
Au-delà des chiffres, l’irruption de TF1+ relève d’une dynamique de soft power. La France investit un nouvel outil de diffusion de sa langue et de son imaginaire, complémentaire du réseau des Instituts français. Pour les gouvernements africains, l’enjeu consiste à préserver la vitalité des industries locales. Comme le rappelle le distributeur Bernard Azria, « jamais une production nationale de bonne facture n’est battue par un programme étranger ». L’expérience démontre que les telenovelas nigérianes ou les séries ivoiriennes tiennent tête aux blockbusters occidentaux dès lors qu’elles bénéficient d’un horaire et d’une promotion appropriés.
Conscient de ce rapport de forces, TF1+ négocie déjà des accords de pré-achat et de coproduction avec des studios d’Abidjan, de Dakar et de Douala. L’objectif affiché est que, dès la deuxième année, 15 % du temps d’antenne africain provienne de contenus locaux. Au-delà du chiffre, la crédibilité de l’engagement sera l’un des baromètres de l’acceptabilité politique de la plateforme.
Vers un écosystème hybride entre coopération et concurrence
En introduisant un service gratuit de grande envergure, TF1+ ajoute une pièce au puzzle d’un marché déjà complexe. Les opérateurs télécoms y voient une occasion d’augmenter l’usage des données mobiles, les annonceurs un vecteur d’échantillonnage massif, et les chaînes publiques une source possible de coproduction. Par effet de ricochet, Canal+ renforce ses partenariats exclusifs, tandis que Netflix explore des abonnements mobiles à bas coût. L’écosystème se mue ainsi en laboratoire de cohabitation entre offres payantes premium et contenus financés par la publicité.
Pour les décideurs politiques, la priorité sera de maintenir un cadre réglementaire garantissant la pluralité éditoriale et la fiscalisation équitable des revenus publicitaires. Dans un continent où la construction d’un espace public numérique est encore en gestation, l’arrivée d’un poids lourd français rappelle que la souveraineté médiatique ne se décrète pas ; elle se négocie à travers une combinaison de quotas locaux, d’incitations fiscales et de coopération régionale. Dans ce jeu d’équilibres, TF1+ ne sera ni le premier ni le dernier acteur exogène, mais son modèle gratuit pourrait servir de catalyseur à une nouvelle phase de maturation de l’industrie audiovisuelle africaine.