Casablanca, nouvelle vigie californienne sur l’Atlantique
L’annonce, discrète mais scrutée par les chancelleries économiques, de l’ouverture d’un bureau Tesla à Casablanca marque un tournant pour la stratégie africaine du constructeur californien. Pour la première fois, l’entreprise d’Elon Musk ancre officiellement sa présence au sud de la Méditerranée, confirmant un patient maillage entamé dès 2021 par l’installation de superchargeurs hybrides à Casablanca et Tanger, puis étendus à Rabat, Fès, Marrakech et Agadir. Dans l’entourage du ministère marocain de l’Investissement, l’implantation est perçue comme « une validation du positionnement logistique du royaume entre Europe et Afrique », relève un haut fonctionnaire sollicité par nos soins. Tesla acquiert ainsi un guichet unique au cœur d’un réseau de plus de cinquante accords de libre-échange, dont ceux avec l’Union européenne, les États-Unis et, bientôt, l’ensemble du continent via la Zone de libre-échange continentale africaine (AfCFTA).
Un écosystème industriel marocain déjà sous haute tension électrique
Le choix de Casablanca s’appuie sur la montée en gamme accélérée de l’industrie automobile chérifienne. Dacia-Renault à Tanger, PSA-Stellantis à Kénitra, mais aussi les équipementiers japonais et allemands, ont fait du Maroc le premier exportateur de véhicules d’Afrique. La transition vers l’électrique n’est plus une vue de l’esprit : la Gigafactory de Gotion High-Tech, annoncée pour 2025, viendra compléter un tissu de fournisseurs de batteries et de câblage haute tension déjà dense. Selon l’édition 2025 du Global EV Outlook de l’Agence internationale de l’énergie, le royaume figure, avec l’Égypte, parmi les marchés à la croissance la plus vive en matière de ventes de véhicules électriques. Rabat ambitionne une capacité de production annuelle de 100 000 véhicules zéro émission à l’horizon 2027, soutenue par un mix électrique où le solaire et l’éolien représentent déjà près de 40 %.
La concurrence chinoise, premier test grandeur nature
Face à Tesla, la Chine ne reste pas spectatrice. BYD, SAIC-MG ou encore Great Wall Motors ont investi dans des réseaux de concessionnaires s’étirant du Caire à Johannesburg. Pékin mise sur une stratégie « du prix plancher », propose des modèles au ticket d’entrée inférieur à 20 000 dollars et bénéficie d’une chaîne d’approvisionnement intégrée pour les batteries. « L’implantation de Tesla au Maroc vise autant le consommateur africain émergent que la sécurisation d’un corridor export vers l’Europe, afin de contenir l’offensive chinoise sur le Vieux Continent », analyse un diplomate européen basé à Rabat. L’enjeu est d’autant plus pressant que l’Union européenne, sous la pression de l’instrument d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), pourrait imposer des droits compensatoires sur les véhicules chinois fortement carbonés. Le label « assemblé au Maroc » offrirait à Tesla comme aux constructeurs asiatiques un passeport décarboné vers le marché européen.
Minerai stratégique et diplomatie des métaux critiques
Au-delà de l’argument logistique, l’atout décisif du Maroc réside dans son sous-sol. Le royaume détient 70 % des réserves mondiales de phosphate, ingrédient clé pour les batteries LFP (lithium-fer-phosphate), ainsi que des gisements significatifs de cobalt et de manganèse dans le Haut-Atlas et le Rif. Une manne convoitée alors que les États-Unis cherchent à diversifier leurs sources d’approvisionnement hors République démocratique du Congo et Indonésie. La signature, en décembre dernier, d’un mémorandum américano-marocain sur les minéraux critiques illustre cette diplomatie des ressources. Tesla, qui privilégiait jusqu’ici les partenariats avec l’Australie, dispose désormais d’une porte d’accès plus proche de son futur hub européen de Berlin-Brandenbourg.
Un laboratoire pour la diplomatie industrielle africaine
Le dossier prend également une dimension africaine. En intégrant le Maroc à son architecture mondiale, Tesla pourrait profiter, à terme, des règles d’origine cumulées de l’AfCFTA et accéder en franchise de droits à 1,4 milliard de consommateurs. Rabat, qui préside cette année le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, entend faire de la mobilité verte un projet continental. Un cadre incitatif est à l’étude pour harmoniser normes techniques et fiscalité sur les véhicules électriques. Le Ghana, le Kenya ou le Rwanda ont déjà réduit les droits de douane sur les importations de bornes de recharge, attirant les regards de Tesla pour de futures implantations.
Entre soft power technologique et risques géopolitiques
L’arrivée de Tesla n’est pas exempte de défis. Les infrastructures électriques restent hétérogènes selon les pays d’accueil et la concurrence pour l’accès aux minerais critiques attise des tensions géopolitiques. La volatilité des cours du cobalt ou du nickel, combinée à la montée des mouvements communautaires dans certaines zones minières, complique la planification. Par ailleurs, le vote d’incitations américaines dans le cadre de l’Inflation Reduction Act impose que les matériaux soient extraits ou transformés dans un pays ayant un accord de libre-échange avec les États-Unis : le Maroc coche cette case, mais la règle pourrait être contestée à l’Organisation mondiale du commerce par des rivaux asiatiques.
Perspectives : Casablanca, carrefour des mobilités du futur
À court terme, Tesla devrait se concentrer sur l’extension de son réseau de superchargeurs, indispensable pour rassurer une clientèle aisée enclavée dans les grands centres urbains. À moyen terme, la question d’un assemblage local se posera : les autorités marocaines proposent déjà des parcelles dans la zone franche de Kénitra, à proximité de l’autoroute Tanger-Casablanca, pour accueillir une unité SKD (semi-knocked-down). À plus long terme, l’intégration de la production de batteries renforcerait la place du Maroc dans le trio de tête des écosystèmes EV émergents aux côtés de la Turquie et de la Thaïlande.
Au-delà de la bataille commerciale, l’implantation du groupe californien tient lieu de baromètre diplomatique. Elle signale la recomposition des alliances industrielles dans une Afrique qui ne veut plus être simple terrain d’extraction mais acteur à part entière de la chaîne de valeur énergétique mondiale. Si Tesla réussit son pari, Casablanca pourrait devenir, à l’instar de Shanghai pour l’Asie, la plateforme pivot d’une électromobilité africaine enfin arrimée à l’économie décarbonée globale.