Un acte ascétique à forte valeur de signal diplomatique
Lorsque, depuis une cellule exiguë de la prison de Klessoum, Succès Masra proclame qu’il cessera de s’alimenter « jusqu’à ce que justice soit rendue », il ne se contente pas de recourir à une forme classique de protestation carcérale. Dans le contexte tchadien, la grève de la faim résonne comme un message adressé à la fois aux chancelleries étrangères et aux populations du Sud, où l’ancien Premier ministre puise l’essentiel de son capital politique. Ancien cadre de la Banque africaine de développement, Masra maîtrise les codes de la communication globale ; il sait que, dans un pays où l’espace civique se rétrécit, un corps affamé peut devenir une antenne diplomatique plus puissante qu’un communiqué.
Le geste est d’autant plus retentissant qu’il intervient au lendemain d’une élection présidentielle marquée par un taux d’abstention record et par la victoire annoncée de Mahamat Idriss Déby, fils et successeur du maréchal Déby Itno. La légitimité du scrutin est déjà contestée par une partie de la société civile ; l’entrée en scène d’une grève de la faim ajoute une touche dramatique susceptible de relancer la mobilisation internationale.
Une architecture judiciaire fragilisée par des chefs d’accusation multiples
Arrêté le 16 mai, Masra est inculpé d’incitation à la haine, de constitution de bandes armées, de complicité d’assassinat et même de profanation de sépultures. La pièce maîtresse du dossier serait un message vocal diffusé en 2023 où il appellerait des villageois du Sud à s’armer. Pour le parquet, la bande sonore prouve sa responsabilité dans le massacre de Mandakao qui a coûté la vie à quarante-deux civils le 14 mai dernier.
Ses avocats, dont le Français Vincent Brengarth, répliquent qu’un mandat d’arrêt identique avait été levé en novembre 2023, preuve du caractère oscillant des poursuites. Ils dénoncent une procédure à géométrie variable instrumentalisée pour neutraliser un adversaire politique jugé trop charismatique. Selon un rapport d’Amnesty International consulté par la rédaction, les tribunaux tchadiens connaissent une « ingérence exécutive chronique » menaçant la séparation des pouvoirs.
La dimension ethno-régionale, talon d’Achille de N’Djamena
Succès Masra est Ngambaye, chrétien, et fils du Sud. La sociologie politique tchadienne oppose depuis des décennies un Sud majoritairement animiste et chrétien à un Nord musulman historiquement dominant. L’incarcération d’un leader méridional réactive donc une fracture identitaire que le Conseil militaire de transition avait juré de refermer après la mort d’Idriss Déby Itno en 2021.
Dans les rues de Moundou et de Sarh, des jeunes confient voir dans l’affaire Masra le signe que « la relégation du Sud n’a pas changé d’un iota ». Le pouvoir, conscient du risque d’embrasement, a déployé des contingents de la Garde nationale dans les provinces méridionales tout en verrouillant les réseaux sociaux. Cette gestion sécuritaire rappelle les heures sombres d’octobre 2022, lorsque la contestation post-transition avait été matée dans le sang (Human Rights Watch).
Pressions extérieures et diplomatie du couloir
À Genève, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a reçu une saisine détaillant les conditions de détention du prisonnier, ventilation insuffisante et accès médical restreint à l’appui. À Bruxelles, la sous-commission droits de l’homme du Parlement européen planche sur une résolution demandant sa libération immédiate, tandis que l’Union africaine se trouve, une fois encore, en porte-à-faux : prôner le respect de l’État de droit sans froisser N’Djamena, partenaire militaire clé dans la lutte contre les groupes djihadistes au Sahel.
Le régime tchadien, conscient du levier financier que représente la coopération sécuritaire, s’efforce de contenir la crise. Le ministre des Affaires étrangères, Abderaman Koulamallah, martèle que « la justice suit son cours en toute indépendance ». Une formule qui ne convainc guère les diplomates occidentaux, lesquels redoutent que la détérioration de la situation intérieure n’érode la capacité du Tchad à tenir ses frontières communes avec la Libye, le Soudan et la Centrafrique.
Entre légitimité électorale contestée et risque de martyrologe
En cédant à la grève de la faim, Masra s’inscrit dans une tradition qui va de Mahatma Gandhi aux dissidents soviétiques, transformant le corps en ultime espace de protestation. Pour Mahamat Idriss Déby, le dilemme est cruel : céder reviendrait à admettre le caractère politique d’une procédure qu’il présente comme strictement judiciaire ; ne pas céder risque de faire de son opposant un martyr et d’attiser la défiance au sein de l’opinion.
Plusieurs scénarios circulent dans les chancelleries. Le premier table sur une libération conditionnelle assortie d’un exil négocié, à l’image du précédant ivoirien avec Guillaume Soro. Le second, plus périlleux, verrait la justice aller au bout du procès, au risque d’une radicalisation de la contestation interne. Un troisième, enfin, consisterait à temporiser jusqu’à l’épuisement physique du détenu, option hasardeuse dans un pays où l’opinion publique se nourrit de symboles sacrificiels.
La partie d’échecs se poursuit
À N’Djamena, la chaleur sahélienne est peu propice à la durée d’une grève de la faim. Mais le calcul de Masra est moins biologique que politique : chaque jour supplémentaire accroît le coût réputationnel du pouvoir. Déby, pour sa part, mise sur le temps et sur l’usure d’une communauté internationale saturée par les crises soudanaise et nigérienne. L’affaire illustre, au fond, la nature paradoxale du Tchad : pivot sécuritaire indispensable aux occidentaux, mais État où les libertés publiques demeurent précaires.
Qu’un compromis survienne ou non, l’épisode révèle la fragilité d’une transition institutionnelle bâtie sur la continuité dynastique. Il rappelle aussi que le pluralisme, lorsqu’il n’est permis que dans les urnes, trouve toujours d’autres voies – fût-ce dans le silence d’une cellule et la privation volontaire de nourriture.