Une rupture stratégique scrutée à N’Djamena
En dénonçant en octobre 2024 les accords de défense qui l’unissaient à Paris depuis près d’un demi-siècle, le pouvoir tchadien a frappé les esprits, y compris dans son propre état-major. Les derniers soldats français ont quitté N’Djamena fin janvier 2025 (Le Monde, 30 janvier 2025), emportant avec eux une mécanique logistique et de renseignement longtemps considérée comme le pilier de la sécurité nationale. Officiellement, la décision illustre « la marche irréversible vers la pleine souveraineté », formule reprise à l’envi par le Conseil militaire de transition. Officieusement, elle révèle autant l’usure politique d’une “relation spéciale” que la volonté d’explorer de nouveaux appuis, jugés moins intrusifs.
Le legs opérationnel français, entre nostalgie et dépendance
L’ombre tricolore plane encore sur les couloirs du ministère de la Défense. En février 2008, l’intervention éclair de Mirage 2000 français avait stoppé une colonne rebelle à deux kilomètres du palais présidentiel (Le Monde, 1er février 2008). Depuis, les FAMaT avaient pris l’habitude de téléphoner à la base aérienne de Kossei pour un appui feu ou une évacuation sanitaire. Les drones Reaper, capables de quadriller simultanément trois théâtres, offraient une veille que les moyens tchadiens ne sauraient égaler à court terme. La fermeture des postes avancés de Faya-Largeau et Abéché a rompu la chaîne d’alerte, mais aussi un précieux circuit logistique pour le commerce local, aggravant la perception d’une “double absence” – sécuritaire et économique – de la France.
La constellation turquo-émiratie : promesses et angles morts
Depuis 2021, Ankara s’est muée en fournisseur quasi exclusif d’aéronefs pilotés à distance. Les drones Anka et les turbopropulseurs Hürkuş, opérés depuis l’ancienne base française d’Abéché, ont séduit par leur coût modéré et leur disponibilité rapide. Or, le commandement tchadien relève déjà des taux de panne supérieurs aux standards OTAN, tandis que la formation des contrôleurs aériens avancés reste lacunaire.
Les Émirats arabes unis adoptent une logique plus financière que capacitaire. Prêt de 1,5 milliard de dollars, livraisons de blindés Rabdan et de missiles antiaériens : l’offre satisfaisait d’abord la trésorerie du Trésor tchadien. Néanmoins, des observateurs à Addis-Abeba et Bruxelles pointent le risque de voir N’Djamena instrumentalisée dans la guerre soudanaise, Abou Dhabi utilisant l’est tchadien comme zone arrière pour soutenir les Forces de soutien rapide (International Crisis Group, 2024). Cette imbrication pourrait à terme importer un conflit voisin plutôt qu’en éloigner la menace.
Moscou et les acteurs émergents : un jeu d’équilibre délicat
La Russie, déjà active dans l’Alliance des États du Sahel, courtise le Tchad sans précipitation. Le protocole militaire signé en janvier 2024 reste flou, mais des équipes de maintenance russes modernisent des chars T-55 et réhabilitent des dépôts de munitions près de Moussoro. Dans les salons du palais Toumaï, on insiste sur la « prudence stratégique » : accepter l’expertise sans céder le terrain à un contingent combattant, afin d’éviter la dépendance qui pèse désormais sur Bamako ou Niamey.
La Hongrie, forte de son initiative « Africa 2025 », a dépêché 200 soldats pour lutter contre Boko Haram. Cette présence discrète permet toutefois à l’Union européenne de conserver un pied militaire symbolique. Israël, quant à lui, fournit logiciels de cybersurveillance et formation en cryptologie. Mais l’opinion publique, sensibilisée à la cause palestinienne, contraint le gouvernement à la plus grande discrétion, sous peine de réprobation intérieure.
Capacité nationale et fragmentation interne
Au-delà des partenariats, la véritable vulnérabilité réside dans la structure même de l’armée. Les logiques de clan et de parenté, héritées des années Déby, perdurent. Le commandement central, dominé par le groupe zaghawa, peine à intégrer des officiers sara ou kanembou, alimentant un sentiment d’exclusion propice aux coups de force. Les maigres succès engrangés contre Boko Haram, malgré l’opération « Colère du Biga » lancée en novembre 2024 (BBC Afrique, 2024), illustrent la difficulté à coordonner une armée dont les bataillons obéissent plus à la loyauté qu’à la doctrine.
La discipline budgétaire représente un second talon d’Achille : 28 % du budget national est consacré à la défense, mais la masse salariale siphonne la moitié de ces crédits, ne laissant qu’un filet pour l’entretien et la formation. En l’absence d’un audit indépendant, la tentation est forte de multiplier les accords d’armement afin de capter des commissions ou d’alimenter des réseaux d’importation parallèles.
Vers une doctrine de sécurité réellement souveraine ?
La diversification tous azimuts procure un sentiment d’autonomie immédiate, mais elle fragmente la chaîne de commandement et complique la maintenance. Les instructeurs turcs ne parlent pas la même terminologie que les conseillers russes ou émiratis, et les manuels d’emploi ne sont pas harmonisés. Les officiers tchadiens évoquent un « patchwork capacitaire » où cohabitent standards OTAN, OTSC et doctrine israélienne.
Pour sortir de cette dépendance plurielle, N’Djamena réfléchit à un Livre blanc de la défense, attendu pour la fin 2025. Le document devrait hiérarchiser les menaces – terrorisme lacustre, instabilité frontalière, coups d’État internes – et définir un socle commun de formation. L’idée, glisse un conseiller présidentiel, est de « faire dialoguer drones turcs et renseignements israéliens plutôt que de les juxtaposer ».
Si la manœuvre réussit, le Tchad pourrait passer d’une posture réactive, arrimée à un protecteur unique, à une posture pro-active, bâtie sur la complémentarité de partenariats divers. Faute de quoi, la valse actuelle risque de se transformer en danse macabre, chaque partenaire imposant son tempo à une armée déjà fragmentée.