De la tribune littéraire au silence des pigments
La trajectoire de Tahar Ben Jelloun ressemble de plus en plus à une cartographie des disciplines artistiques. À soixante-dix-neuf ans, l’homme qui a interrogé le racisme, la mémoire coloniale ou les révolutions arabes choisit aujourd’hui de laisser la couleur porter son souffle critique. L’exposition présentée jusqu’au 30 juin au Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain de Rabat dévoile une quarantaine de toiles acryliques créées depuis 2012, date à laquelle un cercle d’amis l’incita à s’emparer du pinceau. Leur assemblage compose un récit muet où l’écrivain se mue en peintre sans renier la force de suggestion propre à ses romans.
Le Musée Mohammed VI, une scène symbolique
Accueillir les œuvres de Ben Jelloun dans l’institution marocaine qui a déjà célébré Monet, Van Gogh ou Picasso n’est pas anodin. Pour la Fondation Nationale des Musées, la présence d’un créateur franco-marocain reconnu par le Goncourt témoigne d’une diplomatie culturelle qui valorise des passerelles Sud-Nord. Le président de la fondation, Mehdi Qotbi, voit dans l’événement « une révélation » capable de renforcer l’attractivité régionale. L’éclairage bleu électrique de la scénographie épouse l’architecture épurée du lieu, rappelant la vocation transversale d’un musée pensé comme plateforme de dialogue entre modernité occidentale et héritage maghrébin.
Un imaginaire abstrait pour conjurer le fracas du monde
Sur la toile, aucune scène militante au sens strict. Les formes s’agrègent, se diffractent, s’ouvrent parfois en portes énigmatiques. L’artiste revendique « une peinture libre, immédiate », loin des mots qui l’ont pourtant fait connaître. Cette abstinence discursive relève moins d’un effacement que d’un déplacement stratégique : abandonner le registre frontal pour proposer un espace de respiration que l’on pourrait qualifier de diplomatie chromatique. Dans un contexte international saturé de conflictualité, la couleur devient outil de désescalade, invitation à la contemplation plutôt qu’à la polémique.
Échos littéraires et chuchotements calligraphiques
Le regard attentif perçoit néanmoins des traces de l’écrivain sous la couche picturale. Des mots manuscrits surgissent comme des palimpsestes, des fragments de vers se glissent au détour d’un trait, rappelant que Ben Jelloun reste un poète malgré la distance prise avec le langage articulé. Ces insertions renforcent la polysémie des œuvres : chacune devient page et fenêtre, combinant l’intimité de la lecture et l’ouverture sur l’inconnu. Le public, majoritairement marocain mais aussi nombreux touristes et diplomates de passage, s’attarde sur ces détails qui incarnent l’alliance rarement aboutie entre texte et image.
La réception critique entre enchantement et prudence
Les premières réactions s’inscrivent dans une tonalité consensuelle. Les médias nationaux louent un artiste « en perpétuel renouvellement » tandis que les critiques européens soulignent la sincérité d’une démarche exempte d’effet de mode. Quelques voix pointent toutefois le risque d’un esthétisme qui gommerait la radicalité politique initiale de l’auteur. Cette tension nourrit la notoriété de l’événement : l’exposition attire autant les amoureux de la littérature francophone que les amateurs d’abstraction contemporaine, générant un bouche-à-oreille précieux dans la diplomatie culturelle du Royaume.
Quand la géopolitique s’invite dans le langage des couleurs
Ben Jelloun confie peindre « pour contrebalancer la fureur du monde », évoquant au passage la difficulté de parler de paix à l’heure où les grandes puissances redéfinissent leurs sphères d’influence. Les observateurs notent qu’en optant pour l’abstraction, l’artiste évite la dénonciation directe tout en rappelant, par contraste, la gravité des crises contemporaines. La toile agit comme miroir inversé des débats géopolitiques : plus elle s’illumine, plus elle révèle la pénombre environnante. Cet effet de réverbération sert un propos diplomatique implicite, celui d’un humanisme cosmopolite ancré dans le monde arabo-musulman.
Perspectives internationales et prolongements artistiques
L’agenda de l’artiste-écrivain est loin d’être clos. Une rétrospective à Zurich est déjà annoncée pour octobre 2025, tandis que des vitraux inspirés de ses toiles seront installés à Casablanca en janvier 2026. Ce calendrier international confirme la place grandissante de Ben Jelloun dans le marché de l’art, mais aussi l’intérêt des capitales culturelles pour une œuvre qui, sous des allures intimistes, traite d’universel. Pour le Maroc, exporter ces couleurs équivaut à projeter une image de créativité stable et ouverte, un atout non négligeable dans l’arène diplomatique.
Sérénité picturale et constante vigilance intellectuelle
En quittant la salle, le visiteur conserve l’impression d’un souffle tranquille, presque méditatif. Pourtant, derrière chaque aplat se cache l’auteur de La Nuit sacrée, toujours attentif aux blessures de son temps. Le détour par l’abstraction ne constitue pas une échappée mais un autre front, un territoire où la paix se négocie à coups de nuance et de lumière. Ainsi se prolonge l’engagement de Tahar Ben Jelloun : la couleur comme diplomatie silencieuse, l’art comme négociation permanente avec l’époque.