Le long-métrage qui bouscule les certitudes
Présenté le 31 mai à Paris avant de s’installer dans les salles Canal Olympia du continent, « Sex, love and money » d’Owell Brown n’a rien du simple produit de loisirs. Derrière le vernis d’un thriller efficace, le film dévoile les lignes de fracture d’une société ivoirienne en pleine recomposition. Axel, surdoué de l’électronique qu’incarne avec intensité Olivier Kissita, trébuche dans un maquis d’illusions : trafic de stupéfiants, dette sentimentale, sexualité instrumentalisée. Le public, dérouté par la crudité du récit, sort de la projection avec la sensation d’avoir effleuré la part d’ombre d’Abidjan, capitale économique dont les néons masquent mal la précarité diffuse. En signant cette œuvre, Brown tend un miroir sans complaisance ni moraline, préférant la complexité à la posture, la nuance à la condamnation.
Un récit de la tentation et du déclassement générationnel
La force dramaturgique du film réside dans la tension entre la virtuosité technique d’Axel et les failles éthiques qui l’assaillent. Le personnage cristallise les contradictions d’une jeunesse urbaine qui maîtrise le numérique mais peine à s’insérer dans un tissu économique formel saturé. « Je voulais montrer combien le vernis de la réussite peut se craqueler », confie Owell Brown après la première parisienne. Les réseaux sociaux, omniprésents dans la mise en scène, deviennent un accélérateur de vanité où luxure et argent facile se muent en armes de distinction. Pour les chancelleries installées à Abidjan, la question n’est plus anecdote culturelle. Un diplomate européen observe que le film « met à nu la brutalité d’une économie parallèlement mondialisée et d’une gouvernance encore fragile », rappelant que la démographie ivoirienne – l’âge médian s’établit autour de vingt ans – constitue un paramètre stratégique majeur.
Cinéma et soft power ouest-africain
Longtemps dominé par les productions anglophones de Nollywood, l’espace francophone ouest-africain réapparaît sur la carte du soft power. « Sex, love and money » s’appuie sur un casting panafricain (Fargass Assandé, Maimouna N’Diaye, Diana Bouli) et brouille les frontières stylistiques, entre tension hollywoodienne et réalisme social. Ce positionnement hybride répond à une stratégie implicite de projection d’influence : en exportant des récits authentiquement locaux tout en épousant les codes planétaires du streaming, la Côte d’Ivoire entend stabiliser son image après une décennie marquée par la crise post-électorale de 2010. Plusieurs attachés audiovisuels y lisent déjà un vecteur de diplomatie culturelle susceptible d’attirer coproductions, festivals et capitaux étrangers. La création d’une génération de cinéastes formés au numérique apparaît ainsi comme un chantier d’influence aussi déterminant que les traditionnels partenariats sécuritaires.
Entretiens croisés : réalisateurs, diplomates, psychologues
À Abidjan, le film a généré un rare consensus entre analystes diplomatiques et spécialistes des sciences sociales. La psychologue Marie-Jeanne Kouassi rappelle que « le corps et l’argent deviennent chez les jeunes un langage de reconnaissance dès lors que l’État peine à offrir des débouchés ». De son côté, un conseiller de l’Union africaine constate que « l’insécurité humaine décrite à l’écran préfigure certains flux migratoires invisibles ». Owell Brown, refusant l’étiquette de moraliste, préfère évoquer une « chronique lucide ». Entre dénonciation et empathie, son positionnement alimente des discussions dans les salles obscures mais aussi dans les salons d’ambassade. Les diplomates y voient la promesse d’un dialogue renouvelé : comprendre que la lutte contre la criminalité transnationale passe autant par la création culturelle que par la coopération policière.
Quel horizon politique pour la jeunesse ivoirienne ?
En filigrane, le thriller soulève la question des politiques publiques à l’égard d’une jeunesse qui représente plus de 60 % de la population ivoirienne. Les programmes d’entrepreneuriat et d’incubation technologique lancés depuis 2016 produisent des réussites ponctuelles, mais la majorité des diplômés demeure confrontée à un chômage de longue durée qui nourrit l’économie informelle décrite dans le film. L’appel d’Owell Brown résonne alors comme un avertissement diplomatique : à défaut de gouvernance inclusive, le capital humain pourrait se transformer en vulnérabilité sécuritaire. La Côte d’Ivoire se trouve ainsi à la croisée des chemins, tenue de traduire la vitalité créative de sa jeunesse en dividendes économiques et politiques tangibles. À cette condition seulement, le talent d’un Axel cessera d’être un risque d’implosion pour devenir un moteur de prospérité partagée.