Un marché naissant sous haute tension
Quand il évoque l’ouverture de Stanbic Bank à Juba, Joshua Oigara ne dissimule pas la complexité de l’opération : « le Soudan du Sud est sans doute notre marché le plus ardu, mais aussi le plus riche en potentiel latent » (déclaration à Nairobi, mai 2024). Depuis l’indépendance de 2011, la jeune nation oscille entre flambées de violence, pénuries de devises et inflation galopante. Pourtant, ses maigres infrastructures financières, dominées par quelques établissements locaux, offrent à tout nouvel entrant un quasi-oligopole. L’attrait se double d’un risque aigu : la monnaie sud-soudanaise a perdu plus de 300 % de sa valeur face au dollar depuis 2020 et les fermetures sporadiques de frontière compliquent les transferts de liquidités.
Entre Nairobi, Johannesburg et Juba, un puzzle réglementaire
Stanbic, filiale du géant sud-africain Standard Bank, doit composer avec trois autorités prudentielles : la Central Bank of Kenya, la South African Reserve Bank et la Bank of South Sudan. Les exigences de fonds propres divergent, tout comme les régimes de change. À Pretoria, l’exposition à un État classé en catégorie de risque souverain « C » entraîne des pondérations élevées, quand à Nairobi l’Autorité des marchés des capitaux s’inquiète surtout du rapatriement des dividendes. Pour Oigara, l’enjeu consiste à « proposer un schéma de recapitalisation unique reconnu simultanément par les trois capitales » – un précédent dans la région, qui pourrait inspirer les autres banques panafricaines.
Le pari pétrolier, moteur à haut risque
Plus de 90 % des recettes publiques sud-soudanaises proviennent du pétrole extrait dans les États d’Unity et du Haut-Nil. Stanbic table sur une remontée de la production à 180 000 barils/jour d’ici 2026, si les champs ravagés par la guerre sont réhabilités et si l’oléoduc vers Port-Soudan reste opérationnel malgré le conflit dans le Soudan voisin. La banque espère que Juba déposera une partie de ses revenus pétroliers sur des comptes séquestres, offrant un collatéral rassurant pour ses opérations de trade finance. Or la volatilité des cours et la dépendance à un unique débouché logistique transforment cette manne potentielle en ligne de fracture.
Infrastructures financières et inclusion : l’autre défi
Le Soudan du Sud ne compte qu’environ 400 000 comptes bancaires pour une population estimée à 11 millions d’habitants. Le réseau d’agences se concentre dans la capitale, laissant les zones pétrolifères et frontalières presque vierges. Stanbic entend répliquer son modèle kényan de banque mobile, adossé à un partenariat naissant avec l’opérateur MTN. Mais la couverture réseau ne dépasse pas 42 % du territoire et l’accès à l’électricité reste sporadique. Pour John Mabor Maker, sous-gouverneur de la Bank of South Sudan, « l’arrivée d’un acteur de taille régionale peut accélérer l’inclusion financière, à condition qu’il ne s’arrête pas aux expatriés et aux entreprises pétrolières » (entretien téléphonique, juin 2024).
Fragilité politique et attentes des bailleurs
Le cessez-le-feu de 2018 a stabilisé Juba sans effacer les rivalités entre le président Salva Kiir et son premier vice-président Riek Machar. La Constitution permanente, maintes fois repoussée, conditionne le versement de 215 millions de dollars promis par la Banque mondiale pour la réforme du secteur bancaire. Washington et Bruxelles suivent l’entrée de Stanbic comme un test de la capacité du pays à attirer des flux privés hors pétrole. Dans les couloirs de l’Union africaine, certains diplomates voient l’opération comme un levier pour arrimer le Soudan du Sud au Marché commun de l’Afrique orientale et australe, tandis que d’autres redoutent une capture de la politique monétaire par un acteur extérieur.
Vers une diplomatie bancaire responsable
En se positionnant à Juba, Stanbic n’achète pas seulement des parts de marché ; la banque s’invite dans la fabrique de la paix économique régionale. Son conseil d’administration a intégré une clause ESG renforcée, exigeant un audit trimestriel sur les droits humains des projets financés, notamment les infrastructures routières entre Bentiu et la frontière ougandaise. L’institution a également proposé de former cinquante cadres de la Bank of South Sudan à la lutte contre le blanchiment. Ce soft-power financier pourrait, selon un diplomate kényan, « créer des externalités positives que ni les troupes de l’ONU ni les ONG ne peuvent produire ».
L’issue du pari dépendra autant du baril que de la capacité de Stanbic à synchroniser trois régulateurs, à tisser des alliances locales et à résister aux secousses d’un environnement politique mouvant. Si l’expérience réussit, elle servira de laboratoire pour l’expansion bancaire panafricaine dans les États fragiles. Dans le cas contraire, elle rappellera la dure loi des marchés frontières : le rendement y est proportionnel à l’épaisseur du brouillard stratégique.