Au carrefour énergétique du Levant
En annonçant le 25 juin l’octroi de six blocs d’exploration gazière pour un engagement financier de 245 millions de dollars, la Société égyptienne de portefeuille de gaz naturel (EGAS) a rappelé que l’Égypte s’affirme comme un pivot de l’échiquier énergétique oriental. Bien que le montant puisse paraître modeste au regard des enchères récentes en Guyane ou au Mozambique, l’opération s’inscrit dans une stratégie pensée à long terme : consolider l’autosuffisance, attirer la technologie occidentale et conserver un rôle d’exportateur vers l’Europe, friande de gaz non russe depuis 2022.
Les opérateurs internationaux : entre pragmatisme et rivalités
Parmi les lauréats figurent Chevron, Shell et l’italien Eni, rejoints par la junior koweïtienne Kufpec. Chacun espère capitaliser sur l’infrastructure préexistante – notamment les deux terminaux de liquéfaction d’Idku et de Damiette – pour accélérer la mise en production. « L’Égypte propose une passerelle logistique unique vers la Méditerranée, doublée d’une fiscalité désormais plus lisible », confie un négociateur d’Eni. Dans les couloirs du ministère, on souligne néanmoins la vigilance vis-à-vis de Pékin : la China National Petroleum Corporation avait manifesté un intérêt initial avant de se retirer, preuve qu’un délicat équilibre se construit entre alliés occidentaux et partenaires asiatiques.
Rentabilité sous contrainte budgétaire
Le ticket d’entrée de 245 millions constitue, pour Le Caire, un afflux de capitaux bienvenue alors que la balance courante reste fragile et que le Trésor honore des échéances de dette évaluées à plus de 42 milliards $ pour 2024 (Banque centrale d’Égypte). S’ajoutent des programmes sociaux coûteux destinés à contenir le mécontentement populaire face à une inflation au-delà de 30 %. Sans le dire explicitement, le gouvernement compte sur de futures redevances gazières pour desserrer l’étau du Fonds monétaire international, qui réclame la fin progressive des subventions à l’énergie.
Sécurité et climat : la ligne de crête
Les nouveaux blocs se situent pour moitié en Méditerranée orientale et pour moitié dans le delta du Nil. Or, ces zones épousent en partie l’axe des opérations navales israélo-égyptiennes contre les trafics d’armes vers Gaza. « Toute plateforme offshore devient une cible potentielle », avertit un analyste de la Combined Maritime Forces basé à Manama. Parallèlement, l’Égypte s’est engagée lors de la COP27 à décarboner son secteur énergétique ; or, l’expansion gazière semble contredire cet objectif. Le discours officiel mise sur la dichotomie “gaz de transition” : produire localement pour fermer les centrales au fioul et exporter le reliquat vers des acheteurs européens en quête d’un combustible perçu comme moins carboné que le charbon.
Regards croisés des voisins méditerranéens
À Amman, la Jordanian National Electric Power Company se réjouit du renforcement prévisible des flux via le pipeline arabe, véritable cordon ombilical depuis la signature de 2016. Athènes, de son côté, voit dans l’agenda égyptien un complément au gaz chypriote et israélien destiné au terminal d’Alexandroupoli, appelé à réduire la dépendance grecque au gaz russe. Ankara reste plus circonspect : la Turquie, engagée dans un rapprochement prudent avec Le Caire, redoute un encerclement énergétique, surtout si l’Union européenne privilégie les projets égyptiens aux dépens du corridor transcaspien défendu par Ankara.
Vers un nouveau paradigme énergétique
Dans le sillage de la découverte du gisement géant de Zohr en 2015, le gouvernement égyptien avait promis de transformer le pays en « hub gazier régional ». Près d’une décennie plus tard, la promesse se heurte à une consommation intérieure vorace ; les ménages absorbent plus de 60 % de la production nationale pendant les pics estivaux. Les six blocs fraîchement attribués ne résoudront pas à eux seuls cette équation, mais ils offrent au Caire un levier de négociation supplémentaire, tant vis-à-vis de Bruxelles que des investisseurs du Golfe. La diplomatie égyptienne, adepte du pas de deux, entend faire de la transition énergétique une carte à double face : satisfaire ses besoins domestiques tout en monnayant son rôle d’exportateur pivot.