Alerte onusienne sur un seuil de basculement
Le terme « génocide », si lourd dans l’imaginaire collectif, résonne aujourd’hui dans les couloirs de New York avec une insistance inédite. Devant le Conseil de sécurité, la Représentante spéciale de l’ONU pour les enfants et les conflits armés, Virginia Gamba, a évoqué un « risque très élevé de basculement brutal », soulignant que les signaux d’alarme classiques – discours de haine, ciblage ethnique, déplacement forcé – sont désormais tous allumés. Depuis le 15 avril 2023, date à laquelle l’affrontement latent entre les Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdel-Fattah al-Burhan et les Forces de soutien rapide (RSF) du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », a explosé, les chiffres ont acquis une dimension vertigineuse : plus de 13 millions de déplacés internes ou réfugiés, près de 25 millions de personnes dépendantes de l’aide humanitaire, et un système sanitaire délité dans 70 % du pays.
Dans un contexte où le Conseil de sécurité demeure fracturé, le Secrétaire général António Guterres a rappelé que « l’inaction serait une complicité implicite ». Pour autant, aucune résolution coercitive n’a encore émergé, tant les veto potentiels planent sur toute mention explicite d’un embargo généralisé ou de sanctions ciblées.
Darfur et Kordofan, foyers d’une violence ethnique instrumentalisée
Le conflit ne se résume plus à une rivalité de factions militaires ; il s’est mué en lutte identitaire. Dans l’Ouest, les milices arabes alliées aux RSF visent les communautés Masalit, Zaghawa et Fur, rééditant un schéma tristement familier depuis la guerre du Darfour de 2003. Les témoignages récoltés par Médecins sans frontières font état d’exécutions sommaires « sur critères phénotypiques », tandis que le Haut-Commissariat aux droits de l’homme confirme la découverte de fosses communes près d’El-Geneina.
La semaine dernière, une frappe de drone sur l’hôpital d’Al-Mujlad, attribuée officieusement à l’aviation gouvernementale, a tué plus de quarante civils, dont des soignants, privant 300 000 habitants d’un dernier îlot de soins. L’emploi d’armes autonomes dans des zones denses illustre l’érosion progressive des normes du droit international humanitaire.
Imbrication régionale : Nairobi, Abu Dhabi et la géopolitique des drones
Le théâtre soudanais attire des acteurs extérieurs aux motivations distinctes mais convergentes dans leur volonté d’influence. Khartoum accuse ouvertement le Kenya de servir de plate-forme logistique aux RSF, évoquant des livraisons d’armes émiraties transitant par l’aéroport Jomo-Kenyatta. Nairobi dément, arguant de son rôle de médiateur au sein de l’IGAD, tandis qu’Abu Dhabi assure n’appuyer aucune partie belligérante. Des analystes du Small Arms Survey estiment cependant qu’au moins cinq vols cargo non déclarés, affrétés par des sociétés écran enregistrées aux Émirats, ont atterri à Port-Sudan en l’espace de deux mois.
Au-delà des armements conventionnels, les drones commerciaux reconfigurés importés de la péninsule Arabique auraient permis aux RSF de compenser leur déficit aérien face aux MiG-29 de l’armée. Selon un diplomate occidental, « le conflit prend les allures d’un laboratoire asymétrique, à l’image de la Libye voisine ». Cette militarisation régionale contribue à l’allongement du cycle de violence et accentue la fragmentation du pays.
Impuissance programmable des mécanismes multilatéraux
Les appels à un cessez-le-feu humanitaire se sont succédé, du Processus de Djeddah parrainé par Washington et Riyad aux offres de bons offices de l’Union africaine, sans toutefois déboucher sur une trêve durable. La multiplication des pistes de médiation, en apparence vertueuse, a paradoxalement dilué les leviers de pression. Le Fonds monétaire international, inquiet des répercussions économiques régionales, note déjà une contraction de 12 % du PIB soudanais et redoute une contagion vers l’Éthiopie et le Tchad.
Du côté européen, la prudence prévaut : Bruxelles privilégie l’engagement humanitaire, mais se garde d’endosser un rôle de chef de file diplomatique, craignant de raviver le souvenir controversé de son implication au Sahel. Résultat : aucune architecture de sécurité collective ne parvient encore à combiner dissuasion crédible et incitations économiques à la désescalade.
Fenêtres étroites pour une désescalade diplomatique
Dans ce paysage éclaté, quelques pistes demeurent ouvertes. Le projet de résolution porté conjointement par le Ghana et la Suisse, visant à instaurer un embargo sur les drones et munitions guidées, pourrait servir de levier, à condition d’obtenir l’abstention de Moscou et Pékin, soucieuses de leurs propres ventes d’armements. De plus, l’idée d’une mission d’enquête de l’UA, dotée d’un mandat explicite pour recueillir les preuves de crimes de masse, gagne du terrain parmi les États membres.
À moyen terme, les diplomates s’accordent sur la nécessité d’un « format Darfour+ », c’est-à-dire une négociation élargie aux chefs tribaux, aux gouverneurs régionaux et aux représentants de la diaspora, afin de contourner le tête-à-tête stérile entre Burhan et Hemedti. Mais le temps presse : comme le rappelle la spécialiste soudanaise Alex de Waal, « chaque semaine sans médiation robuste rapproche la société d’un point de non-retour ». L’équation soudanaise n’oppose donc pas seulement deux généraux ; elle confronte la communauté internationale à ses propres limites, entre rhétorique protectrice et réalités géostratégiques.