Un déménagement décidé au sommet, contesté à Cotonou
Rarement une décision administrative aura concentré autant de crispations diplomatiques. Le 4 juillet dernier, au terme d’un sommet de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest réuni à Abuja, les chefs d’État ont validé le principe du transfert du siège de l’Organisation ouest-africaine de la santé (OOAS) de Bobo-Dioulasso vers Abidjan (Communiqué final de la Cedeao, 2023). L’argument officiel tient en quelques lignes : rapprocher l’agence de santé régionale des infrastructures de transport et de communication, afin d’améliorer la coordination des réponses aux urgences sanitaires.
À Cotonou, la nouvelle a aussitôt été perçue comme un affront. Le président Patrice Talon, d’ordinaire avare de réactions publiques, a fait savoir par des canaux officieux qu’il s’opposait « fermement » à une décision adoptée « sans véritable étude d’impact » (conseiller présidentiel béninois, entretien, octobre 2023). Dans un courrier adressé à la Commission de la Cedeao, dont nous avons obtenu copie, le chef de l’État béninois estime que la relocalisation « procède moins d’une logique de santé publique que d’un calcul géopolitique ».
Les griefs du président Talon et le précédent burkinabè
Le Bénin n’abrite pas l’OOAS, mais la prise de position de Patrice Talon s’explique par le soutien historique que son pays apporte au Burkina Faso, hôte de l’institution depuis 1987. Officiellement, la solidarité avec Ouagadougou, confronté depuis huit ans à une crise sécuritaire endémique, motive cette défense. Officieusement, Cotonou craint une marginalisation de son influence au sein des agences spécialisées, après avoir déjà perdu en 2018 la bataille pour accueillir la monnaie unique de la Cedeao.
« En externalisant une structure efficace du Sahel vers le littoral, on envoie un message désastreux aux populations des zones enclavées », confie un diplomate béninois en poste à Abuja. Dans l’entourage présidentiel, on fait également valoir que le Burkina Faso a consenti des investissements considérables – près de 40 millions de dollars selon le ministère burkinabè de la Santé – pour moderniser le campus de Bobo-Dioulasso. Le déménagement est donc perçu comme une dévalorisation des efforts accomplis, ajoutent les mêmes sources.
Les motivations d’Abidjan entre soft power et logistique
Côté ivoirien, on argumente sur la capacité du port d’Abidjan, des liaisons aériennes quotidiennes et de la desserte numérique pour justifier l’accueil de l’OOAS. « La pandémie de Covid-19 a montré l’importance de disposer d’un hub logistique de premier plan », plaide un conseiller du ministre ivoirien de la Santé, rappelant que la Côte d’Ivoire abrite déjà les bureaux régionaux de l’Organisation mondiale de la douane et du Bureau interafricain des ressources animales.
Abidjan y voit aussi une opportunité de consolider son soft power. Depuis l’élection d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat, la diplomatie ivoirienne cherche à projeter une image de stabilité et d’efficacité technocratique. Selon un économiste de l’Observatoire des politiques publiques ouest-africaines, attirer une organisation à vocation sanitaire cléricalise cette ambition : « L’OOAS est un levier d’influence discrète ; héberger son siège, c’est s’assurer un flux régulier de conférences, d’experts et de financements internationaux. »
Un test pour la gouvernance sanitaire de la Cedeao
Au-delà de la querelle entre capitales, l’épisode révèle les failles de la gouvernance sanitaire régionale. Depuis la crise d’Ebola, la Cedeao a multiplié les agences – Centre régional de surveillance et de contrôle des maladies, Fonds de recherche biomédicale – sans toujours clarifier les champs de compétence. Le déplacement de l’OOAS, censée centraliser ces initiatives, risque de dupliquer des fonctions déjà assurées par Abuja ou Accra, préviennent plusieurs experts de la Fondation Mo Ibrahim (rapport 2023).
La question budgétaire n’est pas neutre. Le coût du déménagement est évalué à 25 millions de dollars, dont la moitié proviendrait d’un prêt concessionnel de la Banque ouest-africaine de développement. Les États membres, déjà soumis aux pressions inflationnistes, pourraient rechigner à financer une opération perçue comme politique. Le Ghana a d’ailleurs demandé, lors d’une session à huis clos, une « analyse coûts-avantages indépendante », proposition restée lettre morte pour l’heure.
Scénarios de sortie et marges de négociation
Plusieurs pistes circulent dans les couloirs de la Commission. La première consisterait à transformer Bobo-Dioulasso en campus secondaire dédié à la recherche, tandis qu’Abidjan deviendrait le siège administratif. Cette option, soutenue par Abuja, permettrait de sauver la face aux parties prenantes, mais suppose un financement double. Un autre scénario, défendu par le Niger avant le coup d’État de juillet, proposait de geler la décision pendant deux ans, le temps de stabiliser la région sahélienne et d’évaluer les performances du site actuel.
Dans l’attente, Patrice Talon entretient une stratégie d’obstruction douce : absence à certaines réunions, refus de signer les protocoles d’accord logistiques. La Côte d’Ivoire, de son côté, accélère le chantier d’une tour de quinze étages à Cocody, pour signifier la détermination d’Abidjan. La médiation s’annonce complexe, mais un diplomate sénégalais rappelle que « la Cedeao s’est toujours retrouvée sur un compromis in extremis dès lors que l’image collective était en jeu ». Le sort du siège de l’OOAS sera un indicateur précieux de la capacité de l’organisation à transcender les susceptibilités nationales au nom de la santé publique régionale.