Taxe controversée et colère populaire
Nairobi n’avait pas connu une telle effervescence sociale depuis les élections disputées de 2017. L’annonce par le Trésor kenyan d’une hausse de la TVA sur le carburant et d’un prélèvement inédit sur les revenus numériques a cristallisé le malaise économique d’une classe moyenne déjà laminée par l’inflation. Les syndicats, rejoints par une jeunesse urbaine très connectée, ont appelé à une journée nationale de mobilisation présentée comme un « jour de reddition des comptes ».
Cette réforme fiscale, promue par le gouvernement Ruto comme un « sacrifice nécessaire » pour contenir l’endettement public, a été perçue comme la goutte de trop. Selon l’Institut des études fiscales de Nairobi, les nouvelles mesures alourdissent l’effort contributif d’environ 14 % pour les foyers modestes, accentuant un sentiment d’injustice sociale. L’opposition, menée par Raila Odinga, a saisi l’occasion pour dénoncer « un pouvoir sourd à la détresse populaire ».
Une journée marquée par la violence policière
Dès l’aube, des cortèges pacifiques ont convergé vers les capitales régionales. C’est à Mombasa que le premier dérapage a été signalé : un étudiant de 19 ans a succombé à ses blessures après un tir de grenade lacrymogène à bout portant, selon le Kenya Medical Association. À Kisumu, fief traditionnel de l’opposition, les forces de l’ordre ont fait usage de munitions réelles pour disperser des attroupements jugés illégaux.
Le bilan, confirmé par Amnesty Kenya, fait état de seize morts, dont treize attribués aux services de police. Des vidéos authentifiées montrent des policiers anti-émeute tirer en direction de groupes fuyant les canons à eau. Pour le ministère de l’Intérieur, il s’agissait de « ripostes proportionnées face à des actes de pillage ». Une lecture contestée par la Commission nationale des droits de l’homme, qui évoque « une dérive sécuritaire rappelant les heures sombres de 2007 ».
La gestion sécuritaire critiquée sur la scène internationale
Les premières réactions diplomatiques ne se sont pas fait attendre. Washington s’est déclaré « profondément préoccupé » par l’usage de la force létale, appelant à une enquête indépendante. Bruxelles a rappelé que l’Accord de partenariat stratégique Union européenne–Kenya conditionne l’aide budgétaire au respect des droits humains. De son côté, l’Union africaine a exhorté Nairobi à « privilégier le dialogue national ».
Face à ces pressions, le gouvernement kenyan tente de sauvegarder son image de partenaire stable dans une région marquée par l’instabilité soudanaise et les tensions en Somalie. Un diplomate ougandais confie, sous couvert d’anonymat, que « la crédibilité sécuritaire de toute la corne de l’Afrique est en jeu », soulignant la crainte d’un effet domino sur les mouvements contestataires voisins.
Conséquences politiques pour l’administration Ruto
Au-delà du choc humain, le chef de l’État voit son agenda de réformes s’enliser. Le projet de loi de finances, pierre angulaire du programme Kenya Kwanza, risque de subir d’importantes amputations au Parlement, où plusieurs élus de la majorité commencent à prendre leurs distances. Un gouverneur du Rift Valley, bastion du président, a publiquement demandé la suspension de la TVA sur le carburant pour « rendre l’oxygène à l’économie rurale ».
Sur le plan judiciaire, la Haute Cour de Nairobi a été saisie d’une requête contestant la constitutionnalité des nouvelles taxes. Si la justice venait à suspendre le dispositif, l’exécutif devrait revoir sa copie budgétaire en pleine négociation avec le Fonds monétaire international, qui conditionne ses décaissements à une augmentation des recettes domestiques.
Scénarios diplomatiques pour une désescalade
Plusieurs chancelleries proposent une médiation discrète entre l’État et la société civile. La Norvège et la Suisse, fortes de leur tradition de bons offices, auraient, selon des sources diplomatiques, entamé un travail de facilitation visant à établir un mécanisme de supervision indépendant des opérations policières. Le Commonwealth, dont le Kenya est membre, envisage l’envoi d’un émissaire spécial si la tension persiste.
En interne, l’Église anglicane et le Conseil suprême des musulmans du Kenya multiplient les appels à un moratoire sur les manifestations afin de créer un espace de négociation. « Il faut arrêter l’hémorragie avant qu’elle ne devienne ingérable », plaide l’archevêque Jackson Ole Sapit. Reste à savoir si le gouvernement acceptera de retoucher un budget déjà examiné par les bailleurs internationaux. Pour nombre d’observateurs, toute sortie de crise passera par un geste fiscal symbolique, couplé à une réforme profonde du maintien de l’ordre.