Un diamant colonial réinventé
Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2000, l’île de Saint-Louis conserve la mémoire d’une capitale coloniale à l’architecture aussi fragile que prestigieuse. Ses bâtiments pastel, alignés sur une trame orthogonale héritée du XIXᵉ siècle, subissent une érosion accélérée par l’air salin et la montée des eaux. En s’attaquant simultanément à la place Baya Ndar, à l’avenue Jean-Mermoz et à la création d’un village artisanal, les autorités sénégalaises entendent transformer ce joyau historique en laboratoire de tourisme durable. « Nous voulons concilier respect des façades et exigences d’une ville vivante », souligne une source au ministère sénégalais de l’Urbanisme, estimant que la réhabilitation doit faire écho aux aspirations d’une jeunesse avide de modernité sans trahir l’héritage architectural.
La diplomatie du béton armé
Quatrième groupe français du BTP, NGE affiche un chiffre d’affaires de 4,6 milliards d’euros et une présence croissante sur le continent. Après le Train Express Régional de Dakar et le port de Ziguinchor, l’entreprise consolide sa relation avec Dakar grâce à ce nouveau contrat confié par l’Agence nationale pour la Promotion des Investissements et des Grands Travaux. « Ce projet incarne notre engagement envers le développement et l’aménagement des territoires », déclarait récemment Florian Rapetti, directeur pays de NGE et SADE Sénégal, en rappelant « la volonté de bâtir un partenariat durable ». Les observateurs voient dans cette rhétorique la traduction d’une diplomatie économique française qui, sans déclarations martiales, s’appuie sur le génie civil pour demeurer un interlocuteur privilégié des capitales africaines.
Les attendus sociaux et économiques du projet
Au-delà de l’esthétique urbaine, la requalification ambitionne de créer un effet d’entraînement sur l’emploi local. La construction du village artisanal prévoit l’intégration d’ateliers dédiés au bois, au textile et à la sculpture métallique, destinés à 400 artisans. Selon l’APIX, plus de 1 200 emplois directs et indirects devraient être générés pendant les vingt-quatre mois de travaux, un levier précieux pour une région où le chômage des jeunes dépasse 20 %. L’État mise aussi sur une hausse de 35 % des nuitées touristiques à l’horizon 2027, en réorientant l’offre vers un séjour patrimonial haut de gamme. Reste toutefois à vérifier si les marges bénéficiaires profiteront réellement aux petites entreprises et si la croissance attendue ne se limitera pas aux acteurs déjà insérés dans les circuits hôteliers internationaux.
Enjeux environnementaux et arbitrages délicats
Le trait de côte saint-louisien recule de plus d’un mètre par an, rappelle l’ONG locale Océan-Vie. L’intensification des tempêtes atlantiques place l’île au rang des zones urbaines africaines les plus menacées par la montée des eaux. Les associations environnementales saluent la restauration des façades, mais craignent que l’afflux de visiteurs n’exacerbe la pression sur un écosystème déjà vulnérable. La future place Baya Ndar intégrera un dispositif de perméabilité des sols, tandis qu’un schéma de mobilité douce, incluant navettes fluviales électriques, figure dans le cahier des charges transmis à NGE. « L’équilibre entre valorisation patrimoniale et sauvegarde écologique sera jugé à la livraison, pas sur les infographies de présentation », prévient Aminata Sarr, géographe à l’université Gaston-Berger.
Un partenariat public-privé à l’épreuve du temps
Financé à 60 % par un prêt concessionnel de l’Agence française de développement et à 40 % par le budget sénégalais, le projet illustre l’architecture financière hybride qui prévaut désormais pour la plupart des chantiers d’infrastructure en Afrique de l’Ouest. Le modèle impose un partage de risques entre l’État, NGE et les bailleurs, mais soulève la question de la soutenabilité de la dette, déjà à 75 % du PIB sénégalais selon le FMI. Les services de la primature assurent que « les recettes touristiques futures couvriront les échéances », argument que les économistes jugent plausible à condition que la gouvernance du site échappe aux lourdeurs administratives.
Un signal stratégique pour la présence française en Afrique de l’Ouest
Alors que Paris voit son influence contestée au Sahel, l’annonce de la restauration de Saint-Louis offre l’image d’une coopération moins sécuritaire et plus culturelle. Les diplomates français soulignent volontiers la « neutralité patrimoniale » du chantier, là où certaines voix sénégalaises y perçoivent une forme de persistance d’influence. Dans un contexte de diversification des partenariats, illustré par l’arrivée d’opérateurs turcs, émiratis ou chinois dans les infrastructures sénégalaises, le contrat remporté par NGE s’apparente à un rappel : la compétitivité française ne se limite pas aux grandes multinationales, elle se niche aussi dans les entreprises de taille intermédiaire capables de nouer des alliances locales et de maîtriser des calendriers serrés.
Perspectives d’une ville-laboratoire
La première pierre sera posée au premier trimestre 2024 et la livraison est attendue avant l’ouverture de la saison touristique 2026. Si le chantier tient ses engagements, Saint-Louis pourrait devenir un modèle d’intégration du patrimoine dans une stratégie de développement régional. Dans le cas contraire, la désillusion serait à la hauteur des attentes et nourrirait le débat, déjà vif, sur la dépendance technologique et financière vis-à-vis d’acteurs étrangers. À l’heure où le Sénégal s’apprête à exporter son premier baril de pétrole offshore, les enjeux de souveraineté économique se font plus pressants. Le pari de la vieille capitale coloniale consiste donc à prouver qu’une alliance subtile entre mémoire et modernité peut servir de catalyseur à une diplomatie africaine résolument tournée vers l’avenir.