Aux confins du Sahel, un équilibre rompu
Longtemps cantonnée aux espaces désertiques du Nord et du Centre malien, la violence djihadiste s’invite désormais dans le grand Ouest, là où convergent les frontières du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal. Kayes et Nioro du Sahel, jadis perçues comme un couloir commercial vers l’Atlantique, voient s’installer un climat d’incertitude né de l’activisme du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans affilié à Al-Qaïda. Selon le Timbuktu Institute (2025), la montée des incidents armés y est exponentielle et met à l’épreuve des sociétés qu’on croyait relativement hermétiques à l’idéologie salafiste.
Cette évolution s’explique par un jeu d’effets domino. La pression militaire exercée au Nord a poussé les katibas à rechercher de nouvelles bases opérationnelles. Les combattants trouvent dans la zone dite des « trois frontières » un environnement propice : densité humaine suffisante pour la collecte de ressources, mais présence étatique parcellaire et routes secondaires ouvrant sur les ports sénégalais.
Un contournement géographique mûrement réfléchi
La manœuvre territoriale du JNIM relève d’une lecture lucide de la carte. En contournant Bamako par l’Ouest, le mouvement vise à couper la capitale de ses arrière-pays aurifères tout en effleurant le fleuve Sénégal, point d’articulation des économies malienne, mauritanienne et sénégalaise. Les analystes du Centre africain d’études stratégiques (2024) soulignent que l’objectif ultime est double : asphyxier les ressources fiscales de l’État malien et ouvrir une brèche logistique vers les côtes, gage d’accès durable aux marchés d’armes et à la contrebande.
Intégration communautaire : l’arme la plus silencieuse
À rebours des images spectaculaires de colonnes armées, l’influence djihadiste se nourrit d’abord d’une proximité sociale. Prêches en soninké, arbitrages coutumiers et collecte de la zakat créent un sentiment d’ordre là où la justice formelle se fait rare. L’absence prolongée des services publics confère au mouvement un rôle d’autorité supplétive, ce que confirme un rapport du Réseau ouest-africain de consolidation de la paix (2025). Les griefs liés à l’esclavage par ascendance et aux conflits agropastoraux sont recyclés dans un discours victimiste qui rallie les jeunes en quête d’ascension symbolique.
Failles structurelles et économies parallèles
La vulnérabilité n’est pas qu’idéologique. Le vide sécuritaire, la pauvreté chronique et la dépendance aux transferts de la diaspora balisent le terrain. Là où l’orpaillage, le bétail et le trafic de bois généraient déjà une économie grise, le JNIM a simplement imposé un prélèvement systématique, assurant son auto-financement sans alourdir sa logistique. La porosité des frontières permet en outre une dilatation de l’espace opérationnel, rendant toute réponse strictement nationale inefficace.
Cette imbrication entre économie criminelle et insécurité confère au groupe une résilience inquiétante. Les garnisons régulières sont clairsemées, les pistes latéritiques difficiles à contrôler, et l’hinterland frontalier offre d’innombrables caches naturelles.
Effets d’entraînement vers Nouakchott et Dakar
Le Sénégal et la Mauritanie, jusque-là observateurs vigilants, perçoivent désormais la menace comme immédiate. Les services de renseignement mauritaniens évoquent une recrudescence de passages informels dans le Hodh el Gharbi, tandis qu’à Dakar le débat public s’inquiète d’un possible débordement vers Bakel et Tambacounda. En 2024, l’enlèvement du religieux Thierno Amadou Hady Tall près de Nioro a agi comme révélateur, rappelant que le chevet malien et le bassin sénégalais partagent des liens confrériques et commerciaux que les extrémistes savent instrumentaliser.
Le risque est moins celui d’une colonne armée franchissant la frontière que la diffusion graduelle d’alliances familiales, de circuits financiers semi-informels et de prédications transnationales. Cette capillarité défie les modèles classiques de défense du territoire pensés pour des menaces externes conventionnelles.
Scénarios de réponse concertée
Face à une menace mouvante, la seule addition de forces ne suffit pas. Les diplomates s’accordent sur la nécessité d’un paquet intégré combinant patrouilles conjointes, partage de renseignement en temps réel et relance d’infrastructures routières pour désenclaver les cercles périphériques. Dans le même mouvement, des initiatives socio-économiques ciblées, fondées sur la formation professionnelle et l’accès au micro-crédit, pourraient absorber une partie du vivier de recrues.
Le rôle des autorités coutumières et religieuses demeure central : leur implication dans la médiation des différends fonciers et la diffusion de contre-discours théologiques a démontré son efficacité en Mauritanie au cours de la dernière décennie. Enfin, la traque du financement illicite passe par un contrôle renforcé des marchés de bétail et des sites aurifères, mesure qui, bien qu’ingrate, conditionne la viabilité de toute stratégie de long terme.
En somme, l’expansion du JNIM dans la zone Mali–Mauritanie–Sénégal rappelle l’impérieuse actualité d’un multilatéralisme de proximité. Seule une synergie entre États riverains, partenaires internationaux et acteurs locaux permettra d’enrayer la progression d’une insécurité qui, si elle n’est pas endiguée, redessinera durablement la cartographie politique du Sahel.