Géopolitique sahélienne : l’ombre d’Alger
Au cœur du Sahara central, la République algérienne occupe une position charnière qui lui confère un rôle singulier dans la stabilité de ses voisins méridionaux. Depuis la chute du régime libyen en 2011, les lignes de fracture sécuritaire se sont déplacées vers le sud, dessinant une vaste zone où convergent trafics, soulèvements identitaires et rivalités stratégiques. Dans ce paysage mouvant, nombre d’observateurs occidentaux et africains évoquent une influence algérienne discrète mais déterminante, fondée sur une diplomatie de la sécurité aussi pragmatique qu’opaque. Alger récuse toute implication directe, rappelant son engagement officiel pour le « règlement politique des crises », mais les soupçons persistent quant à l’usage d’intermédiaires armés pour façonner l’équilibre régional.
Le paradigme sécuritaire et la tentation du diviser pour régner
Les stratèges militaires algériens, héritiers d’une doctrine forgée durant la décennie noire des années 1990, considèrent souvent les marges sahéliennes comme un glacis protecteur. Des sources issues de la revue spécialisée « Sahel Intelligence » relatent des témoignages d’anciens officiers ayant affirmé que « la profondeur stratégique passe par la fragmentation contrôlée de l’ennemi ». Cette vision d’inspiration réaliste verrait dans la multiplication d’acteurs non étatiques un moyen de diluer les capacités offensives de gouvernements voisins perçus comme potentiellement hostiles ou trop autonomes. En filigrane, la rhétorique officielle sur la « solidarité africaine » coexisterait avec une pratique de la segmentation des menaces, propre à maintenir Alger en interlocuteur incontournable des chancelleries occidentales engagées au Sahel.
Des zones grises aux frontières méridionales
Plusieurs documents internes de la gendarmerie algérienne ayant fuité dans la presse font état de « zones grises » entre Tamanrasset et la frontière malienne où « la surveillance s’exerce par intermittence ». Ces espaces semi-contrôlés, décrits par des analystes européens, serviraient de couloirs logistiques à des groupes armés touaregs ou arabes, parfois alliés, parfois concurrents, selon la conjoncture. Si Alger invoque l’immensité du territoire et la difficulté d’un contrôle permanent, des diplomates sahéliens soutiennent que cette porosité sélective facilite une circulation d’hommes et de matériels propice à un équilibre conflictuel « à bas bruit ». Les forces de sécurité algériennes, en se concentrant surtout sur la dissuasion de menaces directes vers le nord, laisseraient ainsi au sud un espace tampon qui, paradoxalement, nourrit la crise qu’elles prétendent contenir.
Polisario, alliances mouvantes et projection d’influence
Au-delà des frontières immédiates, la question du Front Polisario ajoute une couche de complexité. Installé dans les camps de Tindouf depuis près d’un demi-siècle, le mouvement sahraoui bénéficie d’un soutien politique et logistique d’Alger, reconnu et assumé. Or, de récentes notes d’alerte partagées entre services européens et africains décrivent des convergences ponctuelles entre réseaux du Polisario et filières jihadistes opérant au Mali ou au Niger. Les autorités algériennes réfutent catégoriquement ces corrélations, dénonçant une « campagne de désinformation » orchestrée par les adversaires de la cause sahraouie. Toutefois, la plasticité des alliances dans le désert — où survie économique, contrebande et idéologie se confondent — alimente la crainte d’une hybridation entre revendications nationalistes et criminalité transfrontalière. Le risque est connu : qu’un soutien historique à un mouvement de libération se transforme, aux marges, en vecteur involontaire de dérives terroristes.
Enjeux budgétaires et légitimité interne de l’appareil militaire
Sur le plan intérieur, la centralité de la menace sahélienne permet au haut commandement algérien de justifier un budget de défense qui dépasse 20 % des dépenses publiques, l’un des plus élevés du continent. Des économistes d’Alger soulignent que l’armée constitue un puissant moteur de redistribution, irrigant des industries parapubliques et soutenant l’emploi dans les wilayas du Nord. Ses détracteurs y voient cependant un cercle vicieux : plus l’insécurité est persistante, plus l’institution militaire consolide son poids politique, nourrissant une dépendance fonctionnelle à l’état d’alerte permanent. Dans ce contexte, certains militants des droits humains dénoncent l’usage du discours sécuritaire pour contenir les voix réformatrices, tandis que la société civile aspire à une diversification économique longtemps différée.
Vers un impératif de redevabilité internationale
Face à la complexification des menaces hybrides, la communauté internationale plaide désormais pour une clarification des chaînes de responsabilités. À Paris, Berlin ou Abuja, plusieurs diplomates n’excluent plus l’option de mécanismes d’enquête multilatéraux, à l’image des groupes d’experts de l’ONU, afin de documenter les flux d’armes et les interactions entre acteurs étatiques et non étatiques. Pour Alger, l’enjeu est double : préserver sa souveraineté décisionnelle tout en démontrant sa contribution sincère à la sécurité collective. Des signes d’ouverture apparaissent : participation renforcée aux réunions du GCTF, échange de renseignements élargi avec l’UE, et missions conjointes d’évaluation aux postes frontières. Reste que la confiance, élément intangible de la diplomatie sécuritaire, ne se décrète pas. Elle se bâtit dans la transparence et la reddition de comptes, seules garanties d’une stabilisation durable du Sahel.