Une rivalité russo-ukrainienne délocalisée au cœur du Sahel
Depuis le début de l’invasion russe de février 2022, le duel stratégique entre Moscou et Kyiv a largement dépassé les frontières européennes. Le Sahel, déjà fragilisé par l’insécurité chronique, est devenu un terrain d’affrontement symbolique entre les deux capitales. Tandis que des milliers de combattants affiliés au groupe Wagner, désormais rebaptisé Africa Corps, sécurisent palais présidentiels et sites miniers au Mali, au Burkina Faso et au Niger, l’Ukraine réplique par une initiative tous azimuts : restaurer des programmes de formation militaire suspendus avant 2022 et ouvrir un réseau dense de chancelleries. « L’objectif est clair : priver la Russie de l’argument selon lequel elle serait la seule puissance européenne prête à payer le prix du sang pour la sécurité africaine », résume un diplomate ouest-africain.
L’ouverture d’ambassades, levier de visibilité stratégique
En moins de deux ans, Kyiv a annoncé huit nouvelles représentations diplomatiques sur le continent, portant leur total à dix-huit. La carte, jusque-là clairsemée, se densifie : Nouakchott, Abidjan, Brazzaville, Kigali ou encore Dar es-Salaam. Le président Volodymyr Zelensky s’est engagé, lors du Sommet Ukraine-Afrique de décembre 2023, à « parler directement avec chaque capitale », court-circuitant la médiation de partenaires occidentaux parfois soupçonnés d’arrogance post-coloniale. Dans la pratique, ces chancelleries servent de centres logistiques pour l’aide humanitaire, mais aussi de relais narratifs : elles invitent médias et think tanks locaux à débattre du droit international violé en Ukraine, tentant de rapprocher cette cause de la mémoire anticoloniale africaine.
Assistance sécuritaire ou récit anticolonial : la bataille des imaginaires
La Russie mise sur un discours de souveraineté absolue, accompagné d’une offre de sécurité clé en main. En échange de permis miniers ou de concessions politiques, elle déploie instructeurs, drones et capacités de désinformation. L’Ukraine, ressources limitées obligent, adopte une stratégie asymétrique : fournir une expertise ciblée dans le déminage, l’évacuation sanitaire et la cyberdéfense, là où ses forces cumulent une expérience de terrain douloureuse mais reconnue. « Le récit anticolonial appartient aussi aux nations qui se défendent contre une agression », martèle l’ambassadeur itinérant Maksym Subkh, comparant le sort de Kiev bombardée à celui de Tombouctou assiégée par des djihadistes.
Le jeu d’équilibre des partenaires africains
Ni Bamako ni Nouakchott ne souhaitent être réduits à de simples pions. La Mauritanie, soucieuse de préserver ses liens de défense traditionnels avec la France et les États-Unis, accueille néanmoins la formation proposée par Kyiv pour ses bataillons sahariens. Le gouvernement malien, lui, conserve une ligne prorusse affichée, mais laisse transparaître des inquiétudes face au coût humain et budgétaire de la présence des mercenaires. Selon un officier sahélien, « l’Ukraine a l’avantage de ne pas exiger une exclusivité totale, ce qui ménage notre autonomie diplomatique ». Ce pragmatisme permet aux capitales africaines de diversifier leurs partenariats sans s’aliéner totalement Moscou ou les bailleurs occidentaux.
Quels bénéfices escomter pour Kyiv ?
Au-delà du symbole, la stratégie africaine cherche trois dividendes concrets. D’abord, moral : chaque voix africaine obtenue à l’ONU contribue à isoler la Russie et rappelle que le Sud global n’est pas monolithique. Ensuite, économique : Kyiv ambitionne de ressusciter ses exportations de céréales vers des ports atlantiques comme Nouadhibou, afin de contourner les blocages de la mer Noire. Enfin, sécuritaire : l’échange d’informations sur les réseaux de mercenaires russes dans le Sahel offre au renseignement ukrainien des données transcontinentales sur la logistique wagnérienne. « Le terrain africain apporte un retour sur investissement durable, fût-il discret », confie un responsable du conseil de sécurité ukrainien.
La marge de manœuvre occidentale revisitée
L’offensive diplomatique ukrainienne intervient au moment où l’engagement militaire français se réduit et où Washington ré-évalue sa posture au Niger. Certains observateurs y voient un risque de concurrence entre alliés, d’autres l’occasion d’un partage des tâches. Le Département d’État considère publiquement que « l’initiative ukrainienne complète l’action de la communauté internationale », mais en privé, plusieurs conseillers s’interrogent sur la capacité de Kyiv à soutenir simultanément un front intérieur dévasté et une projection africaine coûteuse. Pour l’instant, les capitales européennes applaudissent, espérant que l’Ukraine redore un prestige occidental malmené.
Un horizon diplomatique encore incertain
L’issue de cette bataille d’influence dépendra de la durabilité financière des deux protagonistes. La Russie, sous sanctions, se tourne vers l’or sahélien pour pérenniser ses opérations, tandis que l’Ukraine compte sur l’afflux d’investissements européens dans les énergies vertes africaines pour consolider sa présence. À moyen terme, la constance sera déterminante : les États sahéliens ont l’expérience aiguë des engagements éphémères. Si Kyiv veut que ses rangers laissent une empreinte durable dans le sable, elle devra transcender l’urgence de la crise actuelle et proposer une vision à long terme pour la sécurité collective africaine.