Un héritage continental à portée universelle
Lorsqu’en décembre 2021 la rumba congolaise a rejoint la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, la communauté internationale a salué l’aboutissement d’un long cheminement historique parti des rives du fleuve Congo pour irriguer les deux hémisphères. Fruit d’un dialogue séculaire entre rythmes bantous et syncopes afro-cubaines, ce genre musical illustre la permanence des circulations atlantiques et des capacités de résilience que les sociétés d’Afrique centrale ont développées face aux bouleversements coloniaux. Comme le rappelle le musicologue congolais Henri Ngoïe, « chaque accord de rumba transporte une mémoire des traversées, un écho de la résistance et une promesse de partage ». Peu d’expressions artistiques régionales possèdent une telle charge historique tout en séduisant des publics si divers, de Pointe-Noire à La Havane, de Paris à Tokyo.
L’impulsion féminine au cœur de la création
Le documentaire de Yamina Benguigui, diffusé sur Canal+ Docs et déjà présenté dans plusieurs ambassades d’Afrique centrale, s’attache à réhabiliter les voix féminines qui ont porté cette saga musicale. Longtemps, l’historiographie a concentré son regard sur les illustres orchestres masculins, de l’African Jazz au Tout-Puissant OK Jazz. Or, dès les années 1950, Lucie Eyenga ou Pauline Lutumba introduisent des modulations vocales qui redéfinissent la tessiture du genre et ouvrent l’espace scénique à la parité. Les archives exhumées par la réalisatrice laissent entendre des timbres d’une audace harmonique qui ont inspiré des générations entières d’interprètes, à l’instar de Mbilia Bel ou de Tshala Muana. Ces pionnières ne furent pas seulement des chanteuses ; elles furent aussi des gestionnaires de carrière, des productrices avant l’heure, et souvent des médiatrices sociales dans des contextes politiques en recomposition.
Deux rives et un même tempo historique
Congo-Brazzaville et République démocratique du Congo partagent la paternité de la rumba, mais chaque rive lui imprime des inflexions qui reflètent ses propres trajectoires nationales. À Brazzaville, capitale diplomatique d’Afrique équatoriale française puis siège de plusieurs conférences panafricaines, les cabarets des quartiers Poto-Poto et Ouenzé deviennent, dès l’aube des indépendances, des laboratoires d’innovations mélodiques où les femmes prennent place sans demander la permission. La réalisatrice rappelle qu’en pleine période de couvre-feu, les couples se retrouvaient dans ces lieux de sociabilité nocturne, transformant la danse dite « du nombril » en acte discret de résistance civique. Sous l’angle mémoriel, la rumba congolaise offre ainsi un observatoire privilégié des articulations entre culture populaire, mouvement national et recomposition des rapports de genre.
Du patrimoine à l’instrument diplomatique
En restituer la dimension féminine revient à enrichir la boîte à outils d’un soft power congolais déjà actif au sein des organisations internationales. Le ministère congolais de la Culture, soutenu par la présidence de Denis Sassou Nguesso, encourage depuis plusieurs années des initiatives de numérisation des archives sonores et de partenariats avec les festivals européens. La projection du film de Yamina Benguigui lors de la dernière Semaine de la francophonie à l’Unesco a permis à Brazzaville de rappeler son engagement en faveur de la diversité culturelle, conformément aux Objectifs de développement durable. Sur le terrain, l’action conjointe des pouvoirs publics et de la société civile se traduit par la création d’ateliers où de jeunes musiciennes apprennent à maîtriser, non seulement les gammes, mais aussi les enjeux juridiques liés aux droits d’auteur, domaine dans lequel plusieurs divas historiques, comme Mbilia Bel, continuent de réclamer une reconnaissance équitable.
Vers une gouvernance culturelle inclusive
Le succès critique du documentaire conforte l’idée qu’une narration complète de la rumba congolaise doit intégrer la perspective des femmes pour demeurer crédible auprès d’un public global sensibilisé aux questions d’égalité. La diplomatie congolaise y trouve un vecteur supplémentaire pour consolider son image, tandis que les partenaires multilatéraux disposent d’un cas d’école illustrant la corrélation entre autonomisation féminine et développement culturel. À moyen terme, la perspective d’un musée transfrontalier de la rumba, déjà évoquée par plusieurs décideurs, pourrait matérialiser cette ambition inclusive. Les artistes, quant à eux, poursuivent leur œuvre de passeurs ; les tombes des pionnières se couvrent de fleurs, et leurs refrains résonnent désormais comme autant d’arguments en faveur d’une gouvernance culturelle capable de conjuguer mémoire, innovation et diplomatie. La boucle est bouclée : loin d’être une simple esthétique sonore, la rumba s’affirme comme un outil de cohésion que le Congo place intelligemment au service de son rayonnement.