Brazzaville vibre au féminin de la rumba
Lorsque les premières notes de guitare ont résonné dans la salle comble du Canal Olympia, le 24 juillet dernier, Brazzaville a suspendu son souffle. Face à un parterre de diplomates, de ministres et d’artistes, le président Denis Sassou Nguesso est venu saluer la première projection de « Rumba congolaise : les héroïnes ». En soixante minutes d’images et de récits, la réalisatrice franco-algérienne Yamina Benguigui propose une traversée intime d’un héritage musical inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2021 et rappelle, non sans émotion, que l’histoire de la rumba est aussi – et peut-être surtout – celle de femmes longtemps tenues loin des projecteurs.
Un écran diplomatique pour un patrimoine vivant
Le choix d’inscrire cette avant-première au programme officiel du Festival panafricain de musique 2025 n’est pas anodin. Il consacre la volonté des pouvoirs publics de faire de la culture une vitrine d’influence douce, dans la lignée des stratégies de diplomatie musicale déjà expérimentées par le Congo-Brazzaville. La présence du chef de l’État, applaudie par la salle, a donné au film une aura institutionnelle tout en réaffirmant le soutien étatique à la sauvegarde du patrimoine. Cette posture répond à un double impératif : renforcer l’unité nationale autour d’un symbole fédérateur et projeter à l’international une image de modernité ouverte à la diversité des voix.
Visages retrouvés d’un matrimoine musical
À l’écran, la caméra se glisse dans les couloirs du temps pour exhumer les figures de Lucie Eyenga, Marcelle Ebibi ou encore Abeti Masikini. Le montage alterne séquences d’archives en noir et blanc et témoignages des icônes contemporaines telles que Mbilia Bel ou Barbara Kanam qui, la voix vibrante, confessent leur dette artistique envers leurs aînées. En reconstituant ces trajectoires féminines, le documentaire déconstruit patiemment la narration traditionnelle d’une rumba dominée par d’illustres noms masculins. La démarche épouse le mouvement global de réécriture des grands récits culturels, où la visibilité accordée aux femmes devient une exigence éthique aussi bien qu’esthétique.
Entre héritage culturel et diplomatie d’influence
La rumba congolaise ne se résume pas à une simple esthétique sonore ; elle cristallise des aspirations sociales et politiques. Comme le rappellent les historiens Scholastique Dianzinga et Didier Gondola dans le film, les rythmes chaloupés furent tour à tour vecteurs de résistance aux oppressions coloniales, supports d’affirmation linguistique et baromètre d’une modernité africaine. À l’heure où Brazzaville renforce ses partenariats culturels en Afrique centrale et au-delà, cette œuvre offre un puissant levier de soft power, capable de fédérer des publics variés dans une même émotion musicale, tout en faisant écho aux objectifs du gouvernement en matière de rayonnement international.
Paroles d’artistes, réalités économiques
Si l’hommage artistique domine, la réalisatrice n’élude pas la question épineuse des droits d’auteur. Les mots de Mbilia Bel, regrettant la rareté des royalties perçues pour des succès planétaires, résonnent comme un rappel des fragilités structurelles de l’industrie musicale régionale. En off, des producteurs soulignent les avancées législatives récentes, mais admettent que la rémunération équitable reste une route semée d’embûches. La ministre de l’Industrie culturelle, Lydie Pongault, voit dans cette interpellation « un appel à moderniser les chaînes de valeur », engageant l’État, les sociétés de gestion collectives et les plateformes numériques à accélérer la transition vers une économie créative durable.
L’écho des salles et la magie du direct
La projection s’est achevée sur un moment suspendu : dans l’obscurité encore chargée d’images, Barbara Kanam, Faya Tess et la jeune slameuse Mariusca ont entonné a cappella des refrains connus du public. Cet échange intergénérationnel a magnifié le propos du film : une chaîne vivante d’inspiration traverse les décennies, unissant les voix d’hier et de demain. À l’extérieur, le parvis métamorphosé en village festif a prolongé l’expérience par des concerts spontanés. Ces instants de convivialité rappellent que la rumba, loin d’être un simple objet muséal, demeure une pratique sociale enracinée dans le quotidien congolais.
Résonances régionales et unité transfrontalière
Mentionnée à plusieurs reprises, la liaison symbolique entre les deux rives du fleuve Congo, Brazzaville et Kinshasa, illustre le rôle d’agent de cohésion joué par cette musique. Le professeur Henri Ossebi, membre du comité d’experts Rumba-Unesco, insiste sur la capacité du documentaire à « réactiver la circulation des imaginaires » entre les capitales sœurs. Dans un contexte où la diplomatie culturelle devient un instrument complémentaire de la coopération bilatérale, la renaissance médiatique des héroïnes de la rumba offre un terrain fertile pour renforcer le dialogue, tant politique que sociétal, dans la région des Grands Lacs.
Perspectives et enjeux pérennes
Au-delà de la ferveur festivalière, « Rumba congolaise : les héroïnes » interpelle sur la nécessité de documenter, d’archiver et de transmettre. Les initiatives annoncées, notamment la création envisagée d’une école dédiée à la rumba féminine, pourraient structurer cet élan. Pour les autorités congolaises, l’enjeu est double : consolider le leadership culturel national et promouvoir un modèle d’empowerment féminin compatible avec les aspirations de la jeunesse. Parce qu’il conjugue mémoire, beauté et diplomatie, le film de Yamina Benguigui s’impose comme un jalon stratégique dans la trajectoire d’un patrimoine vivant, appelé à dialoguer longtemps encore avec l’histoire collective et les ambitions contemporaines de la République.