Sur les rives de la désinformation numérique
À l’ère des plateformes d’ultra-diffusion, quelques secondes d’images suffisent à redessiner le paysage politique. Le Kenya en a fait l’expérience mi-juin 2025, lorsque TikTok et ses épigones ont relayé, à plus de 1,6 million de vues cumulées, l’annonce supposée de la démission d’Eliud Lagat, vice-inspecteur général de la police nationale. La viralité, ici, ne relève pas seulement d’un engouement populaire ; elle révèle la fragilité structurelle des circuits informationnels face aux contenus malveillants.
Chronologie d’une confusion orchestrée
Le 14 juin, deux vidéos au montage sommaire surgissent : l’une se contente d’un visuel figé accompagné du slogan « Lagat has resign », l’autre présente une capture d’écran titrée « Breaking News ». À cette date, l’intéressé exerce toujours ses fonctions. Le 16 juin, sous la pression d’une enquête sur la mort controversée du blogueur Albert Ojwang, Lagat annonce qu’il « se met en retrait » le temps des investigations. Le lendemain, un troisième enregistrement utilise des images d’archives pour soutenir l’idée d’une retraite immédiate. La confusion temporelle est savamment installée, brouillant chez l’auditoire la frontière entre mise à l’écart administrative et démission effective.
Entre retrait et démission : les subtilités du droit public kényan
Dans la sémantique gouvernementale de Nairobi, « stepping aside » n’équivaut pas à une rupture de contrat mais à une suspension volontaire, susceptible d’être levée si la responsabilité de l’agent n’est pas établie. « Le législateur n’a jamais confondu l’honneur du service avec l’aveu de culpabilité », rappelle le constitutionnaliste David Mwangi. La nuance échappe pourtant à la sphère numérique, où l’économie de l’attention prime sur la précision juridique.
L’ingénierie de la manipulation audiovisuelle
Le fragment publié le 17 juin superpose deux éléments disparates : une allocution d’Eliud Lagat tournée le 30 août 2024 et l’audio, daté du 2 décembre 2014, dans lequel l’ancien chef de la police David Kimaiyo annonçait son propre départ. L’analyse spectro-temporelle du son révèle des artefacts de découpe ; le mouvement labial ne correspond pas au timbre diffusé. « Il s’agit d’un deep-fake de première génération, relativement facile à détecter mais redoutable pour le grand public », note Grace Wanjiku, professeure en sciences de l’information à l’Université de Nairobi.
Réponses institutionnelles et perception internationale
Face au tumulte, le parquet kényan a ouvert une enquête pour propagation de fausses nouvelles, instrument juridique introduit par l’amendement de 2020 à la loi sur les communications. Le ministère de l’Intérieur, soucieux de rassurer les partenaires étrangers engagés dans des programmes de sécurité régionale, a confirmé que Lagat demeurait en disponibilité, non démissionnaire. Dans les chancelleries africaines, la question est suivie avec intérêt : la coopération policière transfrontalière repose sur la stabilité hiérarchique des corps concernés.
Impact sociétal et risques de contagion régionale
Au-delà de l’épisode Lagat, l’affaire souligne la perméabilité des opinions publiques d’Afrique de l’Est aux récits altérés. Les manifestations suscitées par la mort d’Ojwang illustrent la rapidité avec laquelle un fait divers, authentique ou non, se mue en cause nationale. Selon l’ONG Article 19, la région a connu une augmentation de 37 % des incidents de désinformation politique depuis janvier 2024. Ce climat de défiance peut, par capillarité, atteindre les États voisins, nourrissant crispations ou interférences indésirables.
Vers une gouvernance de l’information plus résiliente
La saga Lagat rappelle que la gestion de l’image institutionnelle relève désormais d’une diplomatie de l’instantané. La création d’un observatoire technico-éthique, associant autorités, plateformes et société civile, pourrait constituer une première digue contre l’intox. Pour le politologue congolais Martial Mvouba, « la transparence procédurale et la réactivité communicationnelle demeurent les meilleurs antidotes aux récits fabriqués ». Le Kenya, en engageant une réflexion sur la vérification en temps réel des contenus viraux, offre un laboratoire dont d’autres capitales africaines, Brazzaville comprise, pourraient s’inspirer pour conforter leur souveraineté informationnelle.