Une compétence inédite pour la Cour africaine
Dans l’austère salle d’audience d’Arusha, la sentence est tombée le 26 juin : « La Cour se déclare compétente ». Cette formule, prononcée par le doyen Rafaa Ben Achour, propulse la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP) dans une dimension nouvelle. Depuis sa création en 2004, l’organe juridictionnel de l’Union africaine se consacrait essentiellement à des requêtes individuelles ou émanant d’ONG. Pour la première fois, il accepte d’arbitrer un différend où deux capitales se font face, Kinshasa reprochant à Kigali des violations systémiques commises dans le Kivu oriental. L’exception d’incompétence soulevée par le Rwanda, argument clé jusqu’ici pour contenir le dossier dans un cadre strictement diplomatique, n’a pas convaincu les juges. Le précédent est lourd : tout État partie au Protocole de Ouagadougou sait désormais qu’il pourra, en théorie, se voir poursuivi par un voisin mécontent.
Des griefs à la mesure d’un conflit prolongé
Le mémoire congolais, déposé en avril 2023, dresse un inventaire accusatoire implacable : traite de personnes, tortures, exécutions extrajudiciaires, pillages d’écoles et d’hôpitaux, déplacements forcés de plus de 800 000 civils (OIM, 2024). En filigrane, la thèse d’une « agression déguisée » par l’entremise de la rébellion M23, déjà active en 2012 et ressuscitée fin 2021. Kinshasa affirme que les Forces rwandaises de défense apportent un appui logistique, financier et opérationnel aux insurgés. Kigali oppose un démenti catégorique, dénonçant une « campagne de désinformation ». Pourtant, le dernier rapport d’experts onusiens évoque des « preuves crédibles et convergentes » de livraisons d’armes et de présence de troupes rwandaises au-delà de la frontière (ONU, 2023). L’instruction à venir devra démêler l’écheveau des combattants, milices communautaires, trafiquants et alliés occasionnels dans une région où la ligne entre sécurité nationale et prédation économique reste poreuse.
Les enjeux stratégiques du bassin des Grands Lacs
Quiconque arpente les pistes rouges du Rutshuru comprend la valeur des sous-sols qui attise la rivalité. Coltan, or, cassitérite et cobalt nourrissent une économie informelle estimée à plusieurs centaines de millions de dollars par an. Dans un contexte de demande mondiale exponentielle pour les batteries et les semi-conducteurs, la tentation de contrôler des gisements frontaliers est forte. Les États concernés se renvoient la responsabilité des incursions, tandis que des multinationales entretiennent, parfois malgré elles, des chaînes d’approvisionnement opaques. La dimension géo-économique rend le litige devant la CADHP particulièrement explosif : une condamnation pourrait ouvrir la voie à des réparations colossales et forcer un audit des flux miniers. D’ores et déjà, certains diplomates européens s’inquiètent en privé d’une « jurisprudence qui contaminera les marchés ». L’Union africaine, gardienne de la stabilité continentale, observe le dossier avec prudence, consciente qu’un déraillement ruinerait ses efforts de mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale.
Vers une diplomatie judiciaire continentale
Au-delà des chiffres et des doléances, l’initiative congolaise s’inscrit dans une tendance mondiale : la judiciarisation croissante des relations internationales. En Europe, la Cour de justice de l’UE arbitre régulièrement des différends commerciaux entre capitales. En Amérique du Sud, la Cour interaméricaine a tranché des affaires frontalières sensibles. L’Afrique, jusque-là, privilégiait les médiations politiques menées par l’Union africaine ou par des chefs d’État à la retraite. L’audience d’Arusha signale un glissement vers ce que le professeur Awa N’Diaye qualifie de « diplomatie contentieuse ». Selon elle, « si la CADHP prouve qu’elle peut rendre une décision exécutoire sans déclencher d’escalade, elle deviendra le pivot d’un ordre juridique africain moins dépendant des forums occidentaux ». Reste l’éternel dilemme de l’effectivité : quels moyens coercitifs pour s’assurer que Kigali, si condamnation il y a, retirerait ses troupes ? Kinshasa, de son côté, serait-il prêt à s’engager dans un processus de réparation mutuelle si des exactions congolaises venaient à être reconnues ?
La crédibilité des institutions régionales à l’épreuve
À court terme, le Rwanda dispose de quatre-vingt-dix jours pour déposer ses observations au fond. Les chancelleries de Nairobi, Luanda et Addis-Abeba, impliquées dans d’innombrables tentatives de cessez-le-feu, redoutent que la procédure ne fige les positions militaires sur le terrain. Mais une clôture amiable portée par la CADHP pourrait paradoxalement offrir une porte de sortie élégante, en sanctuarisant la notion de responsabilité étatique sans humilier aucun protagoniste. Les juges devront calibrer leur démonstration juridique pour ne pas se transformer en procureurs d’un seul camp, au risque d’entamer toute confiance future dans l’institution.
Au-delà du cas d’espèce, l’audience d’Arusha s’apparente à un révélateur de maturité pour l’architecture normative africaine. Si la Cour parvient à faire respecter sa décision, elle renforcera l’idée qu’un consensus continental sur les droits humains peut prévaloir sur des logiques de puissance. Dans le cas contraire, l’ombre d’une justice perçue comme théorique pourrait rallonger la liste des États – déjà plus d’une dizaine – qui ont restreint ou dénoncé la compétence de la CADHP. Pour l’heure, Kinshasa et Kigali continuent de s’observer, les armes à la main, tandis que le marteau du juge promet – ou menace – de cicatriser leurs frontières.