Une saisine inédite qui redessine la jurisprudence africaine
La décision du 26 juin, par laquelle la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples s’est déclarée compétente dans l’affaire opposant la République démocratique du Congo au Rwanda, marque une rupture institutionnelle majeure. Jusqu’ici, la CADHP limitait son office aux requêtes présentées par des individus, des ONG ou, plus rarement, la Commission africaine des droits de l’Homme. En acceptant d’entendre une plainte interétatique, elle franchit un seuil comparable à celui qu’avait traversé la Cour internationale de Justice au milieu du XXe siècle. Cette évolution était pourtant inscrite en filigrane dans le Protocole de Ouagadougou de 1998 ; il aura fallu plus de vingt ans, une guerre de basse intensité et l’échec récurrent des médiations régionales pour qu’elle s’actualise.
D’un point de vue procédural, la motivation affichée par le juge Rafaa Ben Achour – « garantir aux peuples africains une protection effective » – résonne avec l’esprit, sinon la lettre, de la Charte africaine de Banjul. Mais elle étend aussi la portée du principe de subsidiarité dévolu aux juridictions continentales : lorsque les mécanismes politiques de l’Union africaine patinent, la voie juridictionnelle devient, par défaut, l’ultime recours. Kinshasa a saisi cette faille stratégique pour transformer un conflit territorial en cause juridique, espérant déplacer le centre de gravité de la crise du champ militaire vers le prétoire.
Entre le M23 et Kigali, la cartographie trouble des responsabilités
Au cœur du dossier congolais figure l’allégation de « collusion active » entre l’armée rwandaise et la rébellion du M23, réactivée dans le Nord-Kivu depuis 2021. Kigali oppose un démenti ferme, tout en accusant, à titre de riposte argumentative, la RDC de « passivité face aux Forces démocratiques de libération du Rwanda », groupe hostile au régime rwandais. Les experts onusiens, dans leurs rapports de 2022 et 2023, mentionnent néanmoins des « preuves convergentes » de soutien logistique rwandais aux insurgés (Nations unies, 2023).
Sur le terrain, la réalité tactique se brouille : artillerie moderne repérée dans les mains du M23, capacités de guerre électronique inédites pour une milice locale, et, en miroir, regroupement de troupes congolaises équipées par divers partenaires bilatéraux. Plus de 800 000 déplacés internes se pressent autour de Goma, tandis que le spectre d’un affrontement direct entre les forces régulières grandit à mesure que les lignes de front se figent. C’est dans ce climat que la RDC invoque des violations massives – homicides, tortures, déplacements forcés – qu’elle qualifie d’« agression étatique déguisée ».
Les minerais stratégiques, toile de fond des rivalités régionales
Le Kivu n’est pas qu’un théâtre humanitaire ; c’est un hub minéral dans lequel coltan, or et cobalt irriguent les chaînes d’approvisionnement mondiales des hautes technologies. Dans les couloirs de l’Union africaine, diplomates et consultants concèdent, à voix basse, que la bataille du narratif juridique recouvre une querelle de rente. Kinshasa cherche à consolider la souveraineté sur ses ressources et à attirer des investisseurs lassés de l’insécurité chronique. Kigali redoute, pour sa part, de voir se tarir les flux commerciaux et de contrebande qui, depuis deux décennies, alimentent son essor manufacturier.
Cette course aux matières premières explique l’intérêt soudain pour une judiciarisation du conflit : une décision favorable à la RDC pourrait légitimer de futures actions civiles en réparation contre des entreprises extractives suspectées de financer indirectement les groupes armés. À l’inverse, une victoire procédurale du Rwanda fragiliserait la rhétorique congolaise et, partant, la position de négociation de Kinshasa dans les forums multilatéraux sur la transition énergétique.
La diplomatie judiciaire africaine à l’épreuve de sa propre crédibilité
Les chancelleries observent la séquence avec prudence. Pour nombre de capitales, le pari congolais de l’« africanisation » du règlement des litiges constitue un stress-test pour l’autonomie stratégique du continent. La CADHP, souvent critiquée pour sa lenteur et la faible exécution de ses arrêts, devra conjuguer rigueur procédurale et sens aigu des équilibres politiques. Un excès de timidité discréditerait son autorité ; une audace mal calibrée risquerait de braquer des États déjà réticents à la suprématie du droit régional.
Le pouvoir d’attraction de la jurisprudence qui se profile dépendra aussi de la mise en œuvre : ordonner un retrait militaire ou des réparations chiffrées n’a de sens que si l’Union africaine, voire la Communauté d’Afrique de l’Est, se déclarent prêtes à en garantir l’exécution. À Addis-Abeba, certains diplomates redoutent qu’un jugement trop contraignant ne pousse Kigali à claquer la porte des mécanismes continentaux, à l’instar d’autres États qui ont restreint la compétence de la Cour ou retiré leurs déclarations d’acceptation.
Vers un précédent pour la gouvernance sécuritaire des Grands Lacs
D’ici quatre-vingt-dix jours, le Rwanda devra déposer son mémoire sur le fond. Cette échéance crée, en coulisse, une fenêtre pour une désescalade négociée : toute avancée diplomatique pourrait être plaidée comme un gage de bonne foi devant les juges. Mais si le bras de fer se poursuit, l’arrêt de la CADHP aura valeur de boussole pour les États désireux de faire arbitrer leurs différends sans recourir aux instances onusiennes, jugées lointaines ou politiquement saturées.
À plus long terme, l’affaire pourrait accélérer la codification continentale des responsabilités liées aux opérations militaires transfrontalières, manière d’apporter une réponse africaine au vieux dilemme de l’ingérence. Dans un entretien discret, un diplomate européen confie « observer avec intérêt la naissance d’un forum judiciaire qui pourrait, demain, concurrencer la CIJ sur certains secteurs d’expertise ». Encore faudra-t-il que la décision soit respectée par les parties et suivie d’effets concrets sur le terrain congolais. En attendant, l’Est de la RDC reste la ligne de fracture la plus inflammable du continent, et la Cour d’Arusha son nouvel épicentre symbolique.