Une traversée lacustre sous haute vigilance
Peu avant l’aube, une vedette rapide a quitté la presqu’île de Goma pour fendre les eaux calmes du lac Kivu en direction de Bukavu. À son bord, Joseph Kabila, silhouette familière mais désormais entourée d’une garde rapprochée dont la discrétion contraste avec l’ample dispositif de sécurisation déployé des deux côtés de la rive. Les autorités provinciales affirment n’avoir été informées qu’à la dernière minute, signe d’un voyage orchestré hors des canaux protocolaires classiques. À Bukavu, la mémoire collective reste marquée par les explosions meurtrières du 27 février lors du meeting de Corneille Nangaa, chef de l’AFC/M23. Dans cette ville traumatisée, l’arrivée de l’ancien président réactive un mélange d’espoir et de suspicion.
Consultations populaires ou reconquête symbolique ?
Selon son entourage, l’ancien chef de l’État entend « écouter les communautés » afin de proposer des pistes de sortie de crise. À Goma déjà, il avait enchaîné des apartés avec notables coutumiers, recteurs d’université et représentants d’ONG locales. À Bukavu, le canevas est identique : réunions à huis clos, rares apparitions publiques, puis départ furtif vers d’autres localités du Nord et du Sud-Kivu. Officiellement, il s’agirait d’une démarche quasi pastorale. Pourtant, chaque poignée de main dans une zone tenue par les rebelles confère à Kabila une image d’« homme qui peut circuler là où l’armée régulière n’entre plus », notent plusieurs analystes congolais. Ce simple fait alimente les spéculations sur l’étendue de ses connexions avec l’AFC/M23.
L’immunité sénatoriale levée, une épée de Damoclès politique
En mai, le Sénat congolais a levé l’immunité de celui qui siège encore comme sénateur à vie, ouvrant la voie à d’éventuelles poursuites pour « complicité avec un mouvement insurrectionnel ». À Kinshasa, le gouvernement affirme disposer d’« éléments troublants » reliant l’ancien président aux réseaux financiers et logistiques des rebelles, thèse que le principal intéressé réfute. Pour nombre de diplomates, cette procédure judiciaire constitue autant une menace qu’un levier de négociation : elle permet au pouvoir central de garder l’ancien homme fort sous pression tout en lui laissant une marge de manœuvre si son influence s’avérait utile à un hypothétique dialogue.
AFC/M23 : entre tolérance tactique et suspicion généralisée
Depuis janvier 2025, l’AFC/M23 a bousculé l’équation militaire dans l’Est congolais, occupant Goma, Bukavu et plusieurs axes stratégiques vers l’Ituri. Les Nations unies estiment à plus de 750 000 le nombre de civils déplacés par cette nouvelle salve d’offensives. Dans ce contexte, la relative liberté de mouvement accordée à Kabila par les commandants rebelles alimente la rumeur d’une alliance de circonstance. Des officiers FARDC évoquent off record une « neutralité bienveillante » de la rébellion envers l’ancien chef de l’État, perçu comme un interlocuteur potentiel auprès de Kinshasa et, surtout, de Kigali.
Kigali, Washington, Addis-Abeba : l’échiquier régional redessiné
La crise actuelle se joue autant dans les salles feutrées des capitales étrangères que sur les collines du Kivu. Les médiations pilotées par Washington, soutenues par l’Union africaine et la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs, peinent à trouver le dénominateur commun entre une RDC échaudée et un Rwanda accusé d’appui militaire aux rebelles. Dans ces tractations, la figure de Kabila constitue un paramètre non négligeable. « Il dispose d’un carnet d’adresses unique dans la région et d’une expérience des négociations secrètes acquise durant la crise de 2009 », rappelle un diplomate ougandais. Reste à savoir si ses interlocuteurs internationaux le considèrent comme un atout ou comme une partie du problème.
Les Églises comme caution morale et plateforme politique
Pour renforcer sa posture, l’ancien président s’est officiellement rangé derrière la proposition conjointe de la Conférence épiscopale et de l’Église du Christ au Congo visant à convoquer un dialogue national inclusif. Ce soutien, très médiatisé, lui permet d’endosser le costume de l’homme de paix tout en réhabilitant son image auprès d’une opinion publique lasse des affrontements. Toutefois, des responsables ecclésiastiques soulignent leur vigilance : « Nous ne voulons pas que notre initiative serve de cheval de Troie à des ambitions personnelles », confie un prélat sous couvert d’anonymat.
Scénarios possibles et inconnues stratégiques
Trois hypothèses se dessinent à court terme. Le premier scénario verrait Kabila jouer les facilitateurs, obtenant une désescalade locale qui lui vaudrait, à Kinshasa, une réhabilitation progressive. Dans le second, le gouvernement durcirait le ton, lançant des poursuites qui le contraindront à l’exil ou au silence, au risque d’aggraver la défiance des territoires sous contrôle rebelle. La troisième voie, la plus redoutée par les chancelleries, repose sur un enlisement : Kabila continuerait sa tournée, l’AFC/M23 renforcerait ses positions, et la population civile demeurerait otage d’un bras de fer où la diplomatie internationale ne parvient pas à imposer un cadre de négociation.
Vers un nouveau Rubicon politique
Dans une région où la porosité entre logiques militaires, économiques et identitaires complexifie toute lecture univoque, le retour de Joseph Kabila agit comme un révélateur d’intrigues plus larges. « Nous assistons à un moment liminal », estime une chercheuse du Groupe d’études sur le Congo (GEC). « Soit les acteurs congolais et régionaux parviennent à redéfinir les règles du jeu, soit la fragmentation actuelle s’institutionnalise pour une décennie supplémentaire. » À Bukavu, les habitants oscillent entre fatalisme et pragmatisme : pour beaucoup, celui qui fut président pendant dix-huit ans demeure l’un des rares dirigeants capables d’ouvrir les portes du dialogue avec les rebelles. Reste que la légitimité ne se décrète pas ; elle se gagne. Et dans les collines du Kivu, elle se paie souvent au prix d’une paix encore introuvable.