Un voisinage instable qui aiguillonne la politique d’acquisition
La géographie diplomatique du Maroc se caractérise par une double exposition : à l’ouest, la façade atlantique qui ouvre sur les routes commerciales transocéaniques ; au sud et à l’est, un arc saharo-sahélien travaillé par la porosité des frontières et la résilience de groupes armés imprévisibles. Depuis le Printemps arabe, Rabat observe avec circonspection l’érosion des appareils sécuritaires voisins. Échaudée par le conflit libyen et la persistance de foyers djihadistes au Sahel, la monarchie chérifienne a conclu qu’un avantage technologique dans la troisième dimension constituait la réponse la plus rentable à l’instabilité ambiante. L’inflexion doctrinale est d’autant plus marquée que les tensions avec Alger, exacerbées depuis 2021, ravivent le spectre d’une escalade classique autour du Sahara occidental.
L’effet Apache : vecteur de dissuasion et de projection
La commande de vingt-quatre AH-64E, officialisée en 2020 pour 440 millions de dollars, traduit cette recherche d’impact stratégique immédiat. Présentés par Boeing comme « le couteau suisse de la manœuvre aéromobile », ces appareils confèrent à la Royal Moroccan Air Force une capacité de feu rapproché et de frappe de précision qu’aucune autre force maghrébine ne possède à ce niveau de sophistication. Depuis la réception des six premiers exemplaires à Salé en mars 2025, les pilotes marocains s’entraînent à des scénarios de combat interarmées au cours desquels l’appui hélicoptère synchronise ses tirs avec des colonnes blindées légères équipées de missiles antichars Javelin. Un haut responsable de l’état-major confie, sous couvert d’anonymat, que « l’Apache réduit drastiquement le temps de réaction face à une incursion, d’où son potentiel dissuasif ».
Drones : de la surveillance persistante à l’attaque de précision
La dimension non habitée complète la suprématie recherchée. Les Bayraktar TB2, déjà déployés pour des missions ISR au-dessus de la façade sahélienne, permettent une surveillance continue grâce à leur endurance de vingt-quatre heures. L’acquisition simultanée de l’Akinci, doté de soutes pouvant emporter des missiles air-air et des pods de guerre électronique, signale un saut qualitatif. En contrepoint des plates-formes turques, Rabat aurait fait l’acquisition de Hermes 900 israéliens, capitalisant sur leur liaison satellitaire pour des vols hors ligne de visée. La convergence de ces systèmes crée une mosaïque ISR multicapteurs apte à détecter, classifier et, le cas échéant, neutraliser une menace transfrontalière en quelques minutes.
Conscients de la dépendance que peut générer l’importation de drones armés, les décideurs marocains ont validé un joint-venture avec Baykar pour inaugurer, près de Rabat, la première chaîne d’assemblage d’UA turcs sur sol africain. Ce site doit produire des cellules mais aussi transférer aux ingénieurs locaux un savoir-faire en motorisation légère et en charge utile optronique, condition sine qua non pour un autonome plus affirmé.
Partenariats militaires : triangulation Washington-Ankara-Tel-Aviv
La diplomatie de défense chérifienne s’appuie sur une triangulation inédite. Les États-Unis demeurent l’allié pivot, comme l’illustrent les exercices African Lion qui voient F-16 marocains ravitaillés en vol par des KC-135 américains, gage d’une allonge stratégique accrue. Ankara, fort de la réussite commerciale de ses drones, consolide un dialogue industriel qui dépasse la simple relation client-fournisseur. Enfin, la normalisation de 2020 avec Israël, dans le sillage des Accords d’Abraham, ouvre l’accès à une high-tech militaire jusque-là hors de portée, depuis les pods de ciblage de Rafael jusqu’aux radars AESA d’Elta.
Cette complémentarité de sources permet à Rabat de limiter les risques de sanctions extraterritoriales tout en évitant la tutelle technologique d’un unique fournisseur. Selon un diplomate européen, « le Maroc exécute une stratégie du hérisson : multiplier les piquants pour qu’aucun prédateur ne puisse saisir l’ensemble ».
Vers une doctrine fondée sur la mobilité et la frappe sélective
Avec 133 milliards de dirhams budgétisés pour 2025, les autorités privilégient la qualité à la masse. La logique opérationnelle repose sur des unités réduites, dotées de capteurs avancés, capables de désigner une cible et de la neutraliser avant qu’elle n’approche d’un axe vital. Les exercices conjoints avec des C-130J américains soulignent cette orientation expéditionnaire, puisqu’ils intègrent évacuation médicale, dépose de forces spéciales et ravitaillement de positions avancées. Aux yeux de Rabat, la puissance aérienne n’est plus un luxe mais un multiplicateur de puissance terrestre, qu’il s’agisse de sécuriser un pipeline gazier ou de soutenir une opération de maintien de la paix onusienne.
Des ambitions incontournables, des défis non moins réels
L’enthousiasme officiel doit toutefois être nuancé. Les contrats de maintien en condition opérationnelle, souvent moins médiatiques que les achats initiaux, pèsent lourd dans la durée. L’Apache exige un écosystème logistique sophistiqué, depuis le soutien moteur jusqu’à la formation de mécaniciens chaudronniers. Les drones, quant à eux, posent la question de la souveraineté des flux de données, notamment face aux législations extraterritoriales américaines ou israéliennes. Sur le plan régional, l’avantage technologique peut stimuler une course aux armements, Alger ayant déjà entamé des discussions pour acquérir des SU-57 russes et des drones MALE chinois.
Le pari marocain repose donc sur la capacité à transformer la supériorité matérielle en supériorité opérationnelle durable. Comme le résume un analyste du Centre d’études stratégiques d’Amman, « la plate-forme est le préalable, l’intégration système la clé, l’entraînement le révélateur ». La prochaine décennie dira si Rabat réussit ce triptyque et consolide sa stature d’exportateur de stabilité, ou si la modernisation s’enlisera dans le piège du surcoût logistique.