Une visite de haut niveau révélatrice
La photo a circulé discrètement, presque à huis clos, mais son message est sans équivoque : Abdellatif Hammouchi, patron de la Sûreté nationale et de la Surveillance du territoire marocain, a reçu à Rabat Ali Obaid Al Dhaheri, directeur du Service national de renseignement des Émirats arabes unis. Derrière les salutations protocolaires, la rencontre entérine la vigueur d’un dialogue bilatéral entrepris depuis plus d’une décennie et confirme la volonté des deux capitales de passer à la vitesse supérieure dans le domaine du renseignement.
Selon des sources proches du dossier, la délégation émiratie, forte de plusieurs experts opérationnels, s’est attelée à dresser un état des lieux des menaces émergentes, notamment celles qui prolifèrent dans les zones de conflit africaines. Ce tour d’horizon, mené dans la salle stratégique du siège de la DGST, illustre le caractère désormais routinier, mais toujours confidentiel, des entretiens maroco-émiriens.
Convergences stratégiques face aux menaces transnationales
Le langage diplomatique mobilisé à l’issue des discussions insiste sur le « renforcement des mécanismes d’échange d’informations » et sur la « réponse commune aux défis contemporains ». Derrière cette litote se cache une convergence : Rabat et Abou Dhabi partagent la conviction que la guerre asymétrique mène désormais la danse des relations internationales. Le Maroc possède un savoir-faire reconnu dans le démantèlement de cellules terroristes, salué à plusieurs reprises par Interpol. Les Émirats, pour leur part, multiplient les investissements capacitaires dans la cyber-défense et le suivi satellitaire, entendant devenir un hub incontournable du renseignement moyen-oriental.
Ce rapprochement se nourrit également d’une lecture identique des risques liés aux groupes armés non étatiques. « La menace ne connaît pas de frontières, elle se nourrit des failles », confie un responsable sécuritaire maghrébin, rappelant que la circulation d’armes légères entre le Sahel, la Libye et le Levant a atteint un niveau « préoccupant ».
Le Sahel comme césure sécuritaire
Le théâtre sahélien irrigue toutes les conversations. Les deux partenaires observent avec une attention soutenue la fragmentation des appareils sécuritaires dans la bande sahélo-saharienne, où la multiplication des coups d’État a reconfiguré l’agenda des acteurs extérieurs. Entre groupes affiliés à Al-Qaïda, État islamique au Grand Sahara et trafiquants opportunistes, les flux criminels convergent vers le golfe de Guinée. Rabat et Abou Dhabi entendent donc mutualiser leurs relais, de Nouakchott à N’Djamena, afin d’installer une architecture de veille qu’ils décrivent comme « réactive et anticipatrice ».
Le Maroc dispose déjà d’accords sécuritaires avec plusieurs capitales d’Afrique de l’Ouest, tandis que les Émirats bénéficient d’une influence financière croissante dans les ports et les zones franches du littoral atlantique. Cette complémentarité confère à l’axe une profondeur stratégique susceptible de répondre à l’urgence sahélienne sans pour autant y projeter de forces conventionnelles.
Un modèle de coopération Sud-Sud assumé
Au-delà de la dimension sécuritaire, la rencontre de Rabat revêt un caractère symbolique. Elle entérine la montée en puissance d’une diplomatie Sud-Sud fondée sur la réciprocité des intérêts. Alors que les partenariats Nord-Sud sont parfois perçus comme asymétriques, Rabat et Abou Dhabi invoquent un discours de « coresponsabilité ». « Nous voulons partager les meilleures pratiques, pas importer des modèles hors sol », souligne un diplomate émirati.
La doctrine est claire : préférer la complémentarité pragmatique aux grands schémas idéologiques. En témoigne la volonté marocaine d’ouvrir davantage ses centres de formation de police aux cadres émiratis, tandis qu’Abou Dhabi envisage de soutenir la modernisation technologique des infrastructures de surveillance marocaines.
Perspectives : vers un hub régional du renseignement
À l’aune de ces échanges, plusieurs scénarios se dessinent. D’abord, la création d’une plateforme sécurisée d’échange de données en temps réel, présentée comme l’équivalent régional du « fusion center » américain. Ensuite, l’élargissement de la coopération aux domaines de la sécurité maritime et des infrastructures critiques, secteur dans lequel les Émirats disposent d’un savoir-faire portuaire reconnu. Enfin, la perspective d’exercices conjoints antiterroristes, susceptibles de fédérer d’autres partenaires africains, pointe à l’horizon 2025.
Aucun calendrier officiel n’a filtré, mais la dynamique est engagée. Les chancelleries occidentales observent d’un œil attentif la consolidation de ce binôme, conscient qu’il pourrait, à terme, redessiner la cartographie des partenariats sécuritaires sur le continent. Pour Rabat et Abou Dhabi, l’enjeu dépasse la seule géographie : il s’agit de proposer un narratif où la coopération Sud-Sud n’est plus un complément, mais un moteur d’anticipation face aux menaces globales.