Un enregistrement recyclé et sa portée virale
La courte séquence filmée, floue et ponctuée de détonations sèches, a traversé les réseaux sociaux nigérians comme une traînée de poudre. Les légendes qui l’accompagnent accusent un mouvement djihadiste d’avoir « offert des chrétiens en sacrifice humain » le 6 juin 2025, jour de l’Aïd al-Adha. Or l’analyse d’images clés, réalisée par plusieurs organisations de fact-checking, révèle que la vidéo circulait déjà trois jours auparavant et qu’elle documente un tout autre épisode, survenu dans la zone de Bassa (État du Plateau). L’ampleur de la viralité – plusieurs centaines de milliers de vues en moins de vingt-quatre heures selon les données publiques de Meta – illustre la puissance des narratifs victimaires lorsqu’ils croisent tensions religieuses et mémoires traumatiques.
La fabrique nigériane de la désinformation sécuritaire
Au Nigeria, les contenus apocryphes relatifs aux violences intercommunautaires se multiplient à mesure que la pénétration numérique progresse. L’absence d’infrastructures de vérification dans les zones rurales, la polarisation confessionnelle et l’usage massif des messageries chiffrées offrent un terreau idéal à la manipulation. Dans ce contexte, une image suffit pour rallumer les braises. « La rumeur circule plus vite que l’enquête judiciaire », déplore un responsable du ministère fédéral de l’Information, qui reconnaît « la faiblesse des canaux officiels face à la rapidité algorithmique ». Les propagateurs de désinformation exploitent cette asymétrie temporelle : en cinq heures, le récit initial a déjà modelé les perceptions, tandis que les correctifs mettent souvent plusieurs jours à atteindre les mêmes audiences.
Entre Boko Haram, Iswap et milices communautaires : brouillages médiatiques
Le septentrion nigérian demeure le théâtre d’attaques attribuées à Boko Haram ou à sa dissidence, l’Iswap. Toutefois, le maillage sécuritaire est plus complexe qu’une simple ligne de front entre islamistes et chrétiens. Le Plateau, zone tampon entre Nord majoritairement musulman et Middle Belt plurielle, voit s’affronter depuis des années agriculteurs et éleveurs, chrétiens Irigwe et éleveurs peuls. Dans la vidéo étudiée, plusieurs témoins identifient les tireurs comme appartenant à un groupe d’autodéfense, non pas à une faction djihadiste. Joseph Chudu Yonkpa, leader de jeunesse irigwe, déclarait le 3 juin que « les coups de feu provenaient d’une patrouille de vigilance locale, paniquée par une foule de manifestants » (médias locaux). Cette ambivalence brouille la lecture sécuritaire et permet aux entrepreneurs identitaires de plaquer un récit religieux sur un conflit foncier.
Pour les chancelleries étrangères, ce brouillage complique la formulation d’aides ciblées. Soutenir les forces armées fédérales au nom de la lutte antiterroriste peut, à l’échelle micro-locale, renforcer une partie contre une autre et donc nourrir de nouvelles violences. Les diplomates doivent ainsi naviguer entre coopération sécuritaire et neutralité intercommunautaire.
Des conséquences diplomatiques et humanitaires préoccupantes
La propagation d’une fausse vidéo n’est pas qu’un épiphénomène numérique. Elle attise les appels à la vengeance, justifie des représailles préventives et alimente le discours de certains pasteurs évangéliques influents qui dénoncent un « génocide silencieux ». Sur la scène internationale, ces images fragilisent l’agenda du président Bola Tinubu, qui s’emploie à présenter son pays comme partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme et gardien de la stabilité régionale. Les bailleurs, déjà échaudés par des scandales de corruption, hésitent à augmenter leur soutien militaire lorsque plane la suspicion de bavures communautaires.
Humanitairement, le coût est palpable. Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime à 3,5 millions le nombre de déplacés internes dans le nord et le centre. Chaque rumeur d’attaque provoque de nouveaux déplacements, surchargeant des camps déjà saturés. Les agences onusiennes alertent sur l’effet domino : un flux supplémentaire de familles accentue la compétition pour l’eau et les terres arables, alimentant de futures tensions. La désinformation devient ainsi un facteur multiplicateur de crises.
Vers une riposte informationnelle concertée
Face à ce cercle vicieux, Abuja esquisse une stratégie interministérielle mêlant diplomatie publique, régulation technologique et renforcement de la presse locale. L’Autorité nationale de diffusion prévoit d’obliger les plateformes à retirer, dans un délai de six heures, tout contenu signalé par les forces de l’ordre comme incitatif à la violence. Des négociations sont en cours avec les géants du numérique, sous l’égide de l’Union africaine, pour harmoniser ces délais à l’échelle continentale.
Parallèlement, plusieurs ambassades occidentales financent des programmes de fact-checking en langues vernaculaires afin de toucher les communautés rurales. Un diplomate européen à Abuja confie que « l’aide au développement de demain ne se mesurera pas seulement en kilomètres de routes mais en minutes de vidéo authentifiée ». Le gouvernement nigérian, quant à lui, explore la création d’un observatoire national de la cohésion sociale chargé de produire des alertes précoces sur les contenus inflammables.
Ces initiatives gagneront en efficacité si elles s’inscrivent dans une approche plus large de gouvernance inclusive. Tant que les griefs fonciers et la marginalisation économique persisteront, une simple correction d’images ne suffira pas. C’est l’équilibre délicat auquel sont confrontés diplomates, agences humanitaires et autorités locales : éteindre le feu numérique tout en s’attaquant aux braises structurelles.