Contexte politique ivoirien bouleversé depuis 2010
Treize ans après le dénouement tragique de la crise post-électorale de 2010-2011, la Côte d’Ivoire poursuit sa quête d’équilibre institutionnel. La victoire d’Alassane Ouattara, entérinée au prix d’un conflit ayant fait plus de 3 000 morts, a redéfini la distribution du pouvoir, sans pour autant effacer les lignes de fracture héritées de l’ère Laurent Gbagbo. Au fil des scrutins, le jeu politique s’est consolidé autour d’un triptyque – le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) au pouvoir, l’ancien Front populaire ivoirien de Gbagbo reconfiguré en Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) désormais conduit par Tidjane Thiam. Cette architecture reste toutefois mouvante, dopée par un corps électoral rajeuni et par la concurrence mémorielle des récits de la crise.
La décision de la Cour africaine : motifs et portée juridique
Réunie à Arusha, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a déclaré irrecevables, le 6 juin, les requêtes de Laurent Gbagbo et de l’ex-Premier ministre Guillaume Soro. Dans son arrêt, la formation de onze juges estime, d’une part, que le dossier de l’ancien chef de l’État « ne démontre pas un traitement discriminatoire ni l’existence d’éléments nouveaux susceptibles de remettre en cause la condamnation nationale ». D’autre part, elle considère que Guillaume Soro « n’a pas épuisé les voies de recours internes », condition préalable à la saisine de la juridiction continentale. Les magistrats rappellent enfin que les ordonnances provisoires de 2020 n’avaient qu’une valeur conservatoire et ne préjugeaient pas du fond. Le verdict est prononcé alors même que la Côte d’Ivoire s’est retirée, en 2020, de la déclaration facultative acceptant la compétence automatique de la Cour – un retrait juridiquement valable mais politiquement observé avec circonspection.
Une lecture diplomatique des rapports entre Abidjan et la juridiction continentale
Le refroidissement des liens entre Abidjan et la juridiction panafricaine illustre un dilemme fréquent entre souveraineté étatique et justiciabilité supranationale. Selon un diplomate africain en poste à Addis-Abeba, « la Côte d’Ivoire, à l’instar du Bénin ou de la Tanzanie, estime que certaines injonctions judiciaires empiètent sur sa marge de manœuvre interne ». Pour autant, ce retrait ne signifie pas un désengagement complet du multilatéralisme : la Constitution ivoirienne maintient l’adhésion à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, et Abidjan demeure partie prenante des mécanismes de l’Union africaine et de la CEDEAO. Le choix est donc moins un isolement qu’une tentative de redéfinition contractuelle des rapports entre l’État et les organes juridictionnels continentaux.
Les enjeux électoraux : recomposition de l’opposition et recalibrage du pouvoir
L’exclusion de Laurent Gbagbo, 80 ans, et de Guillaume Soro, 53 ans et exilé, impacte directement l’équation électorale. Le PPA-CI, conscient des contraintes judiciaires pesant sur son leader historique, explore des candidatures de relève susceptibles de conserver le socle électoral fidèle à l’ancien président. De son côté, le PDCI, renforcé par la désignation de Tidjane Thiam, s’emploie à fédérer les déçus du RHDP tout en rassurant les partenaires économiques. Dans les rangs du parti présidentiel, la décision de la Cour est perçue comme un facteur de stabilité : « La compétition se jouera désormais sur les programmes et non sur la judiciarisation des candidatures », confie un cadre du RHDP. Néanmoins, la société civile réclame des garanties pour l’inclusivité du scrutin, consciente que toute victoire contestée pourrait rallumer les braises de 2010.
Conséquences régionales : le précédent ivoirien et la justice supranationale
Le verdict d’Arusha résonne au-delà des frontières ivoiriennes. Dans les chancelleries d’Afrique de l’Ouest, certains y voient la confirmation de la primauté des systèmes judiciaires internes, d’autres un affaiblissement du pouvoir normatif continental. « La crédibilité de la Cour dépendra de sa capacité à concilier exigence de droits et respect des souverainetés », analyse un professeur de droit public de l’Université de Dakar. L’observation n’est pas anecdotique : alors que plusieurs États, dont le Congo-Brazzaville, s’attachent à renforcer la sécurité juridique des investissements, la cohérence des dispositifs africains de règlement des différends demeure un paramètre crucial pour les partenaires extérieurs.
Perspectives : vers un nouvel équilibre entre souveraineté et obligations panafricaines
Au terme de cette décision, la Côte d’Ivoire se retrouve à la croisée de deux impératifs : sécuriser un processus électoral apaisé et clarifier son rapport aux mécanismes panafricains. Les diplomates interrogés estiment qu’un dialogue rénové, associant gouvernement, opposition et organes de l’Union africaine, pourrait rétablir la confiance sans sacrifier la souveraineté. La Cour africaine, pour sa part, devra poursuivre l’effort de pédagogie sur la complémentarité entre justice nationale et continentale. En définitive, l’épisode Gbagbo-Soro rappelle que la consolidation démocratique en Afrique se joue moins dans les prétoires que dans la capacité des acteurs à transformer une décision judiciaire en opportunité de réforme consensuelle, prémisse d’une stabilité durable sur laquelle compte l’ensemble du continent.