Un texte bipartisan qui bouscule l’équilibre maghrébin
La décision du représentant républicain Joe Wilson, rejoint par son collègue démocrate Jimmy Panetta, de déposer à la Chambre des représentants un projet qualifiant le Front Polisario d’organisation terroriste étrangère reconfigure une controverse vieille de près d’un demi-siècle. Depuis 1976, le mouvement sahraoui dispose d’un statut hybride, à mi-chemin entre guérilla indépendantiste et entité politico-militaire soutenue par Alger. L’initiative parlementaire, motivée par l’argument d’une prétendue collusion entre le Polisario, l’Iran et le Hezbollah, apporte un éclairage nouveau sur la lecture sécuritaire de Washington, traditionnellement soucieux de préserver la stabilité de son allié marocain.
Fondements juridiques et précédents en matière de désignation terroriste
Pour qu’une inscription devienne effective, le Département d’État doit démontrer que le groupe en question recourt à la violence contre des cibles non combattantes et menace la sécurité nationale des États-Unis. Des think-tanks influents, tels la Foundation for Defense of Democracies et le Hudson Institute, ont multiplié depuis 2018 les analyses pointant la multiplication de trafics transsahariens impliquant des éléments du Polisario et leur proximité géographique avec des franchises d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (FDD). Dans la même veine, un rapport de la Congressional Research Service estime que l’accroissement des drones iraniens dans la bande saharo-sahelienne ouvre la voie à une « théâtro-lisation » du conflit, susceptible d’endommager des intérêts occidentaux, civils ou militaires.
Réactions croisées de Rabat, Alger et des partenaires européens
Sans surprise, Rabat a accueilli la nouvelle avec une satisfaction feutrée. Un diplomate marocain, sollicité sous couvert d’anonymat, note que « le législateur américain ne fait que constater un état de fait : la violence et l’idéologie radicale ne peuvent être des instruments de revendication territoriale ». À Alger, au contraire, la presse gouvernementale parle d’une « provocation » et accuse Washington de saper la neutralité revendiquée de la diplomatie algérienne. L’Union européenne, pour sa part, s’en tient à une prudence calibrée : le service européen pour l’action extérieure rappelle que toute désignation terroriste reste de la compétence des Vingt-Sept, mais concède que « les allégations de connexions illicites doivent être examinées». Paris et Madrid, échaudés par la crise migratoire de 2021 à Ceuta, suivent le dossier avec circonspection, conscients de l’impact potentiel sur leurs coopérations sécuritaires au Sahel.
Impact sur la dynamique onusienne du dossier du Sahara occidental
Depuis la reprise en main du processus par l’Envoyé personnel Staffan de Mistura, l’ONU soutient une solution politique mutuellement acceptable. Une qualification terroriste changerait la nature des interlocuteurs : si le Polisario devenait personæ non gratæ, le mandat des forces de la MINURSO se verrait juridiquement fragilisé, et les pourparlers quadripartites (Maroc, Polisario, Algérie, Mauritanie) pourraient être réévalués. Des diplomates à New York redoutent qu’une telle reconfiguration ne pousse davantage de jeunes Sahraouis vers des réseaux radicaux, tandis que Rabat espère qu’elle accélérera l’adhésion internationale à son plan d’autonomie sous souveraineté marocaine.
Scénarios d’escalade ou d’apaisement : l’horloge diplomatique tourne
Le devenir du texte dépendra d’abord des auditions prévues par la Commission des affaires étrangères, où se jouera le calibrage final. En cas d’adoption, le Département d’État disposera de soixante jours pour publier ou non la désignation. Plusieurs observateurs avancent que l’administration Biden pourrait temporiser afin de préserver le dialogue stratégique avec Alger sur l’énergie et la Libye, tout en tenant compte des engagements de sécurité conclus avec Rabat. À court terme, l’effet performatif de la démarche Wilson-Panetta suffit déjà à accroître la pression sur un Polisario confronté à une résilience financière en reflux et à une base démographique en exil vieillissante. À moyen terme, la mesure pourrait servir de levier pour réanimer des pourparlers plus inclusifs où les considérations humanitaires pour les populations réfugiées de Tindouf se mêleraient à la préoccupation antiterroriste.
Vers une reconfiguration des alliances africaines et moyen-orientales
L’amalgame public établi entre le Polisario et l’« axe de la résistance » iranien ouvre la voie à une lecture élargie de la compétition d’influence en Afrique du Nord. Rabat, déjà engagé dans l’initiative atlantique annoncée lors du Sommet africain sur la sécurité maritime de Brazzaville, pourrait voir ses positions consolidées auprès de partenaires du Golfe désireux de contenir Téhéran. De son côté, Alger misera sur ses partenariats avec Moscou et Pretoria pour contester la légitimité de la démarche américaine. Il reste que, dans un Sahel frappé par la poussée djihadiste, la ligne de partage entre lutte antiterroriste et affrontement politique risque de se brouiller davantage, d’où l’appel de plusieurs chancelleries africaines à une approche graduelle privilégiant la réintégration économique et sociale des populations sahraouies.
Entre symbolique et realpolitik : quel bilan provisoire ?
À ce stade, l’offensive législative relève encore de la diplomatie du signal. Cependant, sa résonance est telle qu’elle redessine dès aujourd’hui les marges de manœuvre régionales. Si la caractérisation terroriste du Polisario venait à être entérinée, elle consacrerait la prééminence de la lecture sécuritaire sur la logique de décolonisation jusqu’ici promue par l’Union africaine. Inversement, un refus du Département d’État offrirait à Alger un argument de légitimation et à Rabat l’occasion de réaffirmer son attachement au cadre onusien. Dans les deux hypothèses, la centralité du facteur américain se voit réaffirmée, confirmant que, sur la scène maghrébine, la bataille des narratifs n’est jamais dissociable des lignes de crédit, des ventes d’armement et des pactes d’interopérabilité militaire.
