Quatre décennies au sommet : les ressorts d’une endurance politique inédite
Lorsqu’il pénétra à Kampala en janvier 1986 à la tête de la guérilla du Mouvement de résistance nationale, Yoweri Museveni promettait de remettre l’Ouganda sur les rails de la démocratie. Trente-huit ans plus tard, celui qui se décrit encore comme un « révolutionnaire pragmatique » sollicite, à 80 ans, un septième mandat présidentiel. Le NRM a validé sa candidature dès le premier trimestre 2024, sans débat interne notable, preuve de la verticalité d’un parti fusionné avec l’appareil d’État. La longévité de Museveni relève moins d’un hasard biographique que d’une ingénierie institutionnelle minutieuse. La révision constitutionnelle de 2005 a aboli la limitation des mandats, celle de 2017 a supprimé le seuil des 75 ans pour briguer la magistrature suprême. Cette architecture juridique, votée par un Parlement où la majorité présidentielle flirtait avec les deux tiers, protège le chef de l’État de toute obsolescence programmée.
Une machine partisane rodée aux stratégies de contrôle territorial
Le NRM ne se contente pas de capitaliser sur l’aura historique du vainqueur de la guerre de brousse. Il irrigue les districts par un réseau de cadres locaux, de chefs coutumiers et de comités de jeunes soigneusement financés. Selon des données du ministère ougandais des Finances, plus de 14 % du budget national est consacré à des programmes dits de « sécurité et mobilisation communautaire », souvent pilotés par d’anciens officiers de la guérilla reconvertis en gouverneurs. Dans les zones rurales, ces relais offrent micro-crédits et intrants agricoles, forgeant une dépendance socio-économique qui se traduit mécaniquement en voix lors des scrutins. La rupture avec les années de guerre civile, la stabilité relative et la croissance moyenne de 5 % enregistrée entre 2015 et 2019 constituent autant d’arguments mis en avant par les communicants gouvernementaux pour légitimer la continuité.
L’opposition de Bobi Wine : entre effervescence juvénile et bâton sécuritaire
Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine, incarne l’antithèse générationnelle de Museveni. Star de l’afro-beat avant d’être élu député en 2017, il parle luganda, tweete en argot de Kampala et se fait porter sur les épaules d’une foule souvent née après 2000. Sa performance de 35 % à la présidentielle de 2021, contestée pour fraudes massives, a démontré la perméabilité de la jeunesse urbaine au discours du changement. Mais l’élan reste entravé par un arsenal législatif restrictif : loi sur la cybercriminalité, autorisations préalables pour les réunions publiques, accentuation des arrestations préventives par l’Unité des opérations spéciales. Human Rights Watch dénombre plus de 600 détentions politiques liées au seul cycle électoral 2021-2023. Si Bobi Wine jouit d’une visibilité médiatique internationale, ses caravanes régionales sont souvent bloquées à coup de check-points militaires, neutralisant la progression vers les ceintures rurales, réservoir d’électeurs du NRM.
Le choc démographique : atout ou talon d’Achille pour le régime ?
Avec un âge médian de 16 ans selon la Banque mondiale, l’Ouganda vit un renversement silencieux : deux générations cohabitent sans mémoire des mêmes symboles. Les écoles de la périphérie diffusent toujours le récit héroïque de la libération de 1986, mais les plateformes numériques propulsent des récits concurrents glorifiant la contestation civique. La croissance économique ne suffit pas à absorber les 700 000 jeunes entrant chaque année sur le marché du travail, d’où un malaise social perceptible dans les bidonvilles de Kampala et de Gulu. Les think tanks régionaux soulignent que la stabilité du régime dépendra de sa capacité à transformer le dividende démographique en opportunités tangibles. Faute de réponses, le risque est de voir se muer la lassitude en mobilisation électorale ou en protestations de rue, comme en novembre 2020 lorsque 54 manifestants furent tués lors d’échauffourées.
Partenaires internationaux : entre realpolitik et fatigue démocratique
Longtemps considéré par Washington comme un pilier sécuritaire face aux Shebab somaliens, Museveni a su convertir sa contribution militaire à l’AMISOM en capital diplomatique. Les États-Unis maintiennent un financement annuel de quelque 970 millions de dollars, principalement orienté vers la santé et la défense. L’Union européenne, elle, assortit son aide budgétaire directe de clauses de bonne gouvernance, mais peine à les faire respecter. Pékin, désormais deuxième créancier bilatéral de Kampala, pratique une non-ingérence assumée. Résultat : la pluralité d’alliances donne au pouvoir un confortable coussin géopolitique. Cependant, des rapports parlementaires britanniques évoquent un « Museveni fatigue » dans les chancelleries occidentales. Les sanctions ciblées adoptées en 2021 contre des chefs de la sécurité accusés de violations des droits humains traduisent cette évolution. Reste que la stabilité régionale, notamment dans la turbulente province congolaise de l’Ituri où l’armée ougandaise est déployée, incite les bailleurs à la prudence.
Vers 2026 : scénarios mesurés entre continuité, transition négociée et rupture
Trois hypothèses se dessinent dans les cercles diplomatiques. La première, jugée la plus probable par l’International Crisis Group, est celle d’une victoire de Museveni au premier tour, adossée à un taux de participation contenu et à un narratif de stabilité. La deuxième repose sur une transition encadrée : le président remplacerait sa candidature par celle de son fils, le général Muhoozi Kainerugaba, option évoquée mais jamais entérinée publiquement. La troisième, minoritaire, verrait l’opposition capitaliser sur un mouvement citoyen massif et sur une surveillance électorale plus robuste pour forcer un second tour ou contester légalement les résultats. Dans tous les cas, 2026 sera un test pour l’architecture démocratique de l’Afrique de l’Est : la posture des institutions régionales, de l’observatoire est-africain aux tribunaux communautaires, pèsera sur la reconnaissance internationale du scrutin.
Perspectives : le temps long contre l’urgence de la relève
À la veille de ce rendez-vous électoral, l’Ouganda se trouve à la croisée de deux temporalités. Celle de Museveni, marquée par la continuité d’un récit fondateur, et celle d’une population adolescente, connectée, impatiente. Le face-à-face avec Bobi Wine cristallise plus qu’un duel personnel : il révèle la tension entre l’État-patriarche et la société-réseau. En diplomatie, l’on sait que le temps est un allié pour les régimes installés. Pourtant, la démographie, l’économie mondialisée et l’exigence d’inclusion constituent des accélérateurs redoutables. Reste à savoir si le président sortant parviendra, une nouvelle fois, à épouser ce mouvement ou s’il en sera brusquement débordé. En attendant, chancelleries et investisseurs calculent, entre espoir de stabilité et crainte d’une obsolescence politique qui, un jour ou l’autre, finit toujours par rattraper ceux qui se pensaient éternels.