Un rituel d’État à forte charge symbolique
Au Palais des congrès de Brazzaville, les ors de la République ont, le 25 juillet, servi d’écrin à une cérémonie dont la liturgie républicaine renvoie aux grandes heures diplomatiques. En décernant à titre exceptionnel la dignité de Grand-Croix au professeur Théophile Obenga, le chef de l’État a rappelé la place singulière qu’occupe l’universitaire dans le récit national. Les membres des institutions, le corps diplomatique accrédité, mais aussi une délégation représentative de la communauté scientifique se sont levés comme un seul homme lorsque le colonel Norbert Okiokotina, grand chancelier des Ordres nationaux, a lu le décret présidentiel. Le protocole, millimétré, a permis au président Denis Sassou Nguesso, Grand Maître des Ordres, de souligner « l’inscription du savoir dans la matrice de la puissance publique », selon les termes qu’ont retenus des témoins.
Ce geste, souvent perçu comme pure formalité honorifique, agit ici comme un marqueur stratégique : il fédère l’élite nationale autour d’une figure dont la trajectoire internationale fait écho aux ambitions de modernisation affichées par le Plan national de développement. Dans un environnement géopolitique africain où la compétition pour le soft power s’intensifie, la République du Congo choisit de célébrer l’intelligence endogène plutôt que de s’en remettre uniquement à des labels exogènes.
Le parcours académique d’un polygraphe africain
Né le 2 février 1936 à Mbaya, Théophile Obenga incarne la mobilité ascendante de l’intellectuel africain de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Licences croisées en philosophie et en linguistique, doctorat en égyptologie à Paris-Sorbonne, enseignements à Chicago, Dakar, Libreville : son itinéraire brouille les frontières disciplinaires. Auteur de plus de cinquante ouvrages et d’une centaine d’articles, il a notamment théorisé la linguistique historique africaine et défendu l’autonomie épistémique de la philosophie du continent. Les observateurs voient en lui un passeur qui relie Kerma à Kinshasa, la Vallée du Nil aux rives du fleuve Congo, et réhabilite des filiations culturelles longtemps marginalisées.
Toutefois, l’érudition n’a jamais fait écran à l’action. Recteur de l’université Marien-Ngouabi, directeur général du Centre international des civilisations bantoues, ministre puis sénateur, l’homme a toujours investi la sphère publique pour vérifier la pertinence sociale de la recherche. Depuis 2021, il pilote le conseil d’administration de l’université Denis Sassou Nguesso, projet structurant qui doit accueillir à terme vingt mille étudiants et constituer un hub scientifique régional. Cette dialectique entre savoir et responsabilité politique explique le choix du gouvernement d’honorer l’universitaire de son vivant, afin de proposer aux jeunes générations un récit d’exemplarité immédiatement intelligible.
Rayonnement scientifique et diplomatie culturelle
Au-delà du registre domestique, la remise du Grand-Croix offre un levier de diplomatie culturelle. Dans un contexte où les classements internationaux façonnent la perception des partenaires au développement, mettre en avant un savant reconnu par l’Unesco et consulté par l’Union africaine constitue un argument de crédibilité. Plusieurs ambassadeurs présents à la cérémonie ont d’ailleurs salué « la cohérence d’une politique qui joint le geste à la parole en matière de valorisation du capital humain ».
Brazzaville, qui abritera en 2024 le sommet sur la Diversité linguistique africaine, entend capitaliser sur la notoriété d’Obenga pour faire de la science un vecteur d’influence. Les think tanks régionaux notent que la communauté scientifique internationale réagit positivement lorsque l’expertise locale est reconnue par les pouvoirs publics. Pour l’État, il s’agit aussi de renforcer la marque pays dans un espace médiatique où les sujets d’actualité sont trop souvent dominés par la seule grille sécuritaire.
Un signal adressé à la jeunesse congolaise
Dans son allocution de remerciement, le récipiendaire a dédié la distinction à « la jeunesse éveillée du continent ». Le choix de cette formule n’est pas anodin : il installe le mérite académique dans l’horizon des possibles pour une génération parfois tentée par l’émigration ou la désaffection civique. La ministre de l’Enseignement supérieur, Delphine Edith Emmanuel, a, pour sa part, décliné une série de valeurs – travail, rigueur, discipline, responsabilité – qui jalonnent aussi bien le projet présidentiel « Ensemble, poursuivons la marche » que le parcours du professeur.
En fixant ce récit, l’État renforce le pacte républicain autour d’un socle de compétences et de patriotisme. Des étudiants rencontrés à la sortie du Palais ont évoqué une « invitation explicite à investir les amphithéâtres plutôt que les raccourcis illusoires ». L’hommage se révèle ainsi performatif : il transforme une cérémonie protocolaire en plateforme de mobilisation sociétale.
Perspectives géopolitiques et consolidation nationale
Le Grand-Croix remis à Théophile Obenga s’inscrit dans une séquence de consolidation institutionnelle où la République du Congo articule stabilité politique et ambitions d’émergence. En octroyant la plus haute dignité de l’Ordre national à un intellectuel, le président Sassou Nguesso réaffirme la centralité du savoir dans la diplomatie de développement qu’il promeut. L’interconnexion entre aura scientifique et crédibilité étatique pourrait, selon des analystes, faciliter l’attraction d’investissements consacrés aux industries créatives et aux infrastructures universitaires.
À court terme, la visibilité d’Obenga rejaillira sur l’université qui porte le nom du chef de l’État, accélérant la mise en réseau avec des institutions partenaires en Afrique et ailleurs. À long terme, c’est une matrice de soft power qui se dessine : elle ancre la fierté nationale dans la recherche, suscite la réciprocité académique et stabilise le récit identitaire face aux tentations centrifuges. Dans un monde où l’image conditionne la négociation, le Congo-Brazzaville fait le pari qu’un Grand-Croix peut valoir autant qu’un grand chantier.