La révolte des Z kenyans : symptôme d’une génération en quête d’équité
Depuis deux semaines, Nairobi, Kisumu et Mombasa résonnent des slogans d’une jeunesse connectée qui refuse de payer le prix d’une gouvernance jugée opaque. Née après 1996, la Génération Z kenyane a grandi au rythme des hashtags et des promesses de la Constitution de 2010. Le projet budgétaire imposant de nouvelles taxes sur le carburant et le numérique a joué le rôle d’étincelle, mais la flamme couvait déjà sous la cendre des inégalités structurelles – un taux de chômage des moins de 25 ans flirtant avec les 35 %, une dette publique supérieure à 70 % du PIB et un coût de la vie amplifié par la dépréciation du shilling.
Pour ces jeunes, très investis dans l’économie informelle et les micro‐activités en ligne, chaque shilling prélevé de plus est perçu comme une remise en cause d’un avenir déjà précaire. « On ne vote pas pour financer notre propre asphyxie », résumait un manifestant de 22 ans rencontré à Uhuru Park, smartphone à la main, livestream ouvert vers TikTok. L’épisode révèle ainsi la convergence de deux dynamiques : l’aspiration démocratique née des réformes post-2007 et la puissance virale d’une mobilisation numérique qui échappe aux cadres traditionnels des partis et des syndicats.
Répression sécuritaire : continuités d’un héritage colonial revisité
La réponse de l’appareil sécuritaire s’est inscrite dans la longue tradition kényane du recours à la force létale, du multipartisme embryonnaire des années 1990 aux émeutes post-électorales de 2017. Selon la Kenya National Commission on Human Rights, au moins 23 manifestants ont perdu la vie depuis le 19 juin, frappés par des balles réelles alors que la police aurait reçu l’ordre d’“assurer la protection des biens publics”. Les images de drones montrant des convoyeurs blindés dans les rues d’Eldoret ont rappelé d’autres épisodes sanglants du continent, de Lagos en 2020 à Conakry en 2022.
L’argument de la « menace à l’ordre public » met en lumière une tension latente entre légitimité politique et légalité constitutionnelle. Nairobi invoque la loi de 2012 sur les rassemblements publics, qui autorise l’usage proportionné de la force, tandis que les ONG rappellent que la Cour suprême a, en 2017, restreint les conditions d’emploi des armes à feu. La Commission africaine des droits de l’homme a d’ores et déjà demandé une enquête indépendante, soulignant que la militarisation des services de police nourrit un cycle de méfiance délétère pour le contrat social.
Le baromètre Peace Index 2025 : l’Afrique subsaharienne sous pression
Le Global Peace Index 2025, publié par l’Institute for Economics and Peace, établit que 12 des 20 pays ayant le plus reculé se situent au sud du Sahara. Le Kenya, sans basculer dans la zone rouge, voit son score de sécurité intérieure se détériorer de 4,3 %. La tendance est plus marquée encore au Soudan, au Mali et en République centrafricaine, où conflits prolongés, coupures budgétaires et baisse de la coopération internationale sapent les capacités de médiation.
Interrogé par téléphone, le co-auteur du rapport, Dr Mukesh Rasul, observe que « l’hybridation entre contestation sociale et répression militarisée reflète un épuisement de la gouvernance inclusive ». Le document établit un lien direct entre hausse de la dette publique, réduction des dépenses sociales et propension des États à répondre par la force plutôt que par la négociation. Les indicateurs économiques pèsent donc lourdement sur la dynamique des conflits, tout comme la fébrilité des marchés de matières premières qui restreint les marges des gouvernements.
Entre diplomatie préventive et arbitrages budgétaires contraints
Sur le plan régional, l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) se trouve face à un dilemme : activer les mécanismes d’alerte précoce sans donner l’impression de s’ingérer dans les affaires intérieures. Alors que l’Éthiopie peine à consolider la paix au Tigré et que le Soudan du Sud vit sous perfusion humanitaire, les chancelleries est-africaines redoutent tout effet domino. D’autant que les bailleurs traditionnels – Union européenne, États-Unis, Royaume-Uni – redirigent une partie de l’aide vers l’Ukraine et la bande de Gaza, créant un déficit de financement des programmes de réforme sécuritaire à Nairobi.
La Banque mondiale, tout en approuvant un prêt de 1 milliard de dollars en mai, a conditionné le décaissement à des mesures d’assainissement fiscal contestées. Ce paradoxe place le président William Ruto dans une position inconfortable : maintenir la trajectoire budgétaire exigée par les marchés ou apaiser la rue qui exige la suppression des nouvelles taxes. L’espace de négociation se réduit, et chaque journée de manifestation entraîne des pertes estimées à 1,1 milliard de shillings pour le secteur formel, selon la Kenya Private Sector Alliance.
Vers une médiation africaine renouvelée ?
Au-delà de la crise immédiate, la contestation ouvre une fenêtre d’opportunité pour repenser les vecteurs de la paix durable. Le concept de « médiation générationnelle », proposé par le Centre pour le dialogue humanitaire, vise à inclure des représentants de la Génération Z dans les forums de concertation à côté des partis et des autorités religieuses. Le prix Nobel de la Paix 2019, Abiy Ahmed, affirmait récemment qu’“exclure la jeunesse revient à hypothéquer le futur démocratique du continent” – une formule qui résonne particulièrement à Nairobi.
La diplomatie kényane, forte de son siège non permanent au Conseil de sécurité en 2021-2022, peut mettre à profit cette crédibilité pour piloter une initiative africaine sur la préservation de l’espace civique. Le succès d’un tel projet suppose toutefois un relèvement des budgets dédiés à la cohésion sociale et une meilleure coordination entre agences onusiennes et organisations régionales. Faute de quoi la spirale actuelle risque de renforcer l’argumentaire sécuritaire, entérinant un modèle de gouvernance où la matraque répond à la requête numérique.