Une offensive coordonnée qui défie l’armée nigériane
À l’aube du 24 juin, trois postes de l’armée installés dans les États de Niger et Kaduna ont été simultanément pris pour cibles par des groupes lourdement armés. Selon le quartier-général des forces terrestres, dix-sept militaires, parmi lesquels un officier supérieur, ont perdu la vie « au cours de combats d’une intensité exceptionnelle » (Nigerian Army, 25 juin 2024). Les assaillants, décrits comme des « bandits » en raison de leur absence d’agenda idéologique explicite, ont employé lance-roquettes et mitrailleuses de 12,7 mm pour neutraliser les positions, révélant un degré de sophistication peu commun dans ce type de criminalité rurale.
Les renforts aéronautiques dépêchés depuis Kaduna ont permis la reprise des bases après plusieurs heures, mais la démonstration de force ennemie interroge. Un officier joint par téléphone confie que « le facteur surprise ne suffit plus à expliquer des percées aussi nettes ; il y a manifestement un travail de renseignement qui précède les attaques ». L’épisode intervient quelques jours après l’incendie d’un car de voyageurs dans le Plateau, drame au cours duquel dix-huit civils ont péri brûlés vifs, alimentant la psychose dans l’ancienne Middle Belt.
Banditisme, jihadisme et vide étatique : anatomie d’un chaos sécuritaire
Depuis une décennie, le Nord-Ouest nigérian est devenu le laboratoire d’une hybridation violente. Aux poches jihadistes historiques liées à Boko Haram et à l’État islamique en Afrique de l’Ouest se superposent des bandes criminelles issues de réseaux de contrebande et de vieux conflits pastoraux. Faiblement présents sur un territoire grand comme la France, les services de l’État peinent à contrôler des pistes forestières qui relient Niger, Zamfara et Kaduna, couloirs idéaux pour l’extorsion de rançons.
Les spécialistes notent une porosité croissante entre bandits et milices insurrectionnelles : certains chefs auraient prêté allégeance à des émirs de Boko Haram pour bénéficier d’armes plus lourdes, tandis que les terroristes profitent des revenus du kidnapping de masse. « Nous assistons à une convergence d’intérêts entre idéologie et opportunisme criminel », analyse Freedom Onuoha, chercheur à l’université de Nsukka.
Réponse militaire et limites d’un appareil de défense sous pression
Le président Bola Tinubu a ordonné une contre-offensive immédiate, mobilisant l’aviation tactique de la base de Makurdi ainsi que des unités de forces spéciales déployées depuis Abuja. Le haut commandement affirme avoir infligé de « lourdes pertes » aux assaillants, sans toutefois préciser de bilan chiffré. Sur le terrain, les habitants rapportent des bombardements de forêts dans la zone de Kamuku, signe que l’armée poursuit une stratégie de sanctuarisation centrée sur la neutralisation par feu aérien.
Mais la surétendue du théâtre et l’usure morale des troupes suscitent le doute. Les rotations sont longues, le matériel blindé manque de pièces détachées, et l’armée doit simultanément contenir les groupes jihadistes dans le Nord-Est, protéger les infrastructures pétrolières du delta du Niger et sécuriser le golfe de Guinée contre la piraterie. Un ancien chef d’état-major, Yusuf Buratai, avertit que « sans réformes logistiques et une meilleure intelligence humaine, la spirale restera hors de contrôle ». Les partenaires occidentaux, États-Unis en tête, multiplient les sessions de formation, mais Abuja rechigne à officialiser une aide internationale plus intrusive.
Colère populaire et surenchère politique dans un pays fragmenté
La Northern Elders Forum a dénoncé dans un communiqué « un hémorragie qui saigne du Nord vers le cœur du pays ». Son porte-parole, Hakeem Baba-Ahmed, estime que « l’inaction devient complicité ». Profitant du mécontentement, l’ancien gouverneur de Kaduna, Nasir El-Rufai, pourtant issu de la même famille politique que le chef de l’État, a publiquement fustigé une administration « perdue », brandissant un prétendu taux de désapprobation de 91 % dans certaines régions. L’affront politique n’est pas anodin : il expose l’exécutif à une fronde intra-partisane susceptible de compromettre l’agenda de réformes économiques déjà contesté.
Sur les réseaux sociaux, l’expression « Arewa is bleeding » – « le Nord saigne » – fait florès, traduisant une exaspération que les gouverneurs locaux, eux-mêmes accusés de clientélisme, peinent à canaliser. Des comités de vigilance communautaires se structurent, ravivant le spectre d’une justice populaire qui, par le passé, a souvent débouché sur des représailles intercommunautaires sanglantes.
Perspectives diplomatiques et régionales d’une crise prolongée
Le voisin nigérien, déjà secoué par un régime militaire en quête de légitimité, redoute un reflux de combattants armés vers ses provinces méridionales. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a offert un cadre de concertation sécuritaire, mais Abuja, traditionnel leader du bloc, préfère pour l’heure une approche unilatérale afin de conserver le contrôle narratif sur ses opérations.
Sur la scène internationale, la persistance des violences accroît la perception de risque pays, ce qui pourrait renchérir le coût de la dette nigériane alors que l’inflation dépasse 30 %. Les diplomates européens, très engagés dans la transition énergétique nigériane, redoutent des perturbations logistiques qui freineraient les investissements dans le gaz naturel liquéfié. Le Royaume-Uni, ancienne puissance coloniale, propose un partage de renseignement satellitaire, tandis que la Chine, première partenaire commercial d’Abuja, s’abstient de tout commentaire public, se bornant à rappeler la nécessité de « garantir la sécurité des corridors économiques ».
À court terme, la stabilisation du Nord conditionne la crédibilité de la stratégie « Renewed Hope » défendue par le président Tinubu. À défaut, l’érosion de la confiance populaire pourrait précipiter un cycle de contestation généralisé, menaçant le rôle de pivot régional que le Nigeria entend jouer, notamment au Soudan ou au Sahel. La gestion de cette crise dépassera donc la simple dimension militaire : elle requiert un compromis politique, des investissements sociaux substantiels et, surtout, la restauration d’une présence étatique qui, aujourd’hui, demeure largement théorique dans de vastes pans du territoire.