Cabo Delgado, épicentre d’une crise humanitaire occultée
La province septentrionale de Cabo Delgado, théâtre d’une insurrection depuis 2017, concentre aujourd’hui l’un des foyers de violence les plus meurtriers d’Afrique australe. Plus de 6 000 personnes ont trouvé la mort et 1,3 million d’habitants ont été déplacés, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies. Dans ce paysage déjà fracturé par les cyclones récurrents et la pauvreté structurelle, le dernier rapport de Human Rights Watch fait figure d’électrochoc : au moins 120 enfants ont été enlevés depuis janvier 2025 par des combattants se réclamant de l’État islamique (HRW 2025).
Ces chiffres ne saisissent qu’imparfaitement la réalité d’un territoire difficile d’accès, où les communications sont rares et les routes souvent minées. « Les attaques se déplacent d’un district à l’autre, si bien que les familles n’ont plus le temps de signaler les disparitions », confie un travailleur humanitaire opérant depuis Pemba. L’opacité nourrit la sous-médiatisation d’un conflit pourtant qualifié de “plus grave crise de protection de l’enfance au sud de l’équateur” par un responsable régional de l’UNICEF.
Le sort des enfants, angle mort de la sécurité régionale
Les insurgés d’al-Shabab – distincts de leur homonyme somalien – orchestrent des raids nocturnes dans les villages isolés. Les garçons, parfois âgés d’à peine douze ans, sont formés aux armes légères ou utilisés comme porteurs de butin tandis que les filles subissent mariages forcés ou esclavage domestique. « Le recrutement d’enfants rappelle les pires heures de la Sierra Leone », déplore un diplomate de l’Union africaine basé à Maputo. HRW souligne que ces pratiques constituent un crime de guerre au regard du Statut de Rome, mais la judiciarisation reste illusoire tant que régnent l’insécurité et la peur des représailles.
Certains mineurs parviennent à s’échapper, traumatisés, souvent muets sur leur calvaire. Le manque de structures psychosociales rend leur réintégration quasi impossible. Les rares centres d’accueil soutenus par l’UNICEF dans les districts de Metuge et Montepuez fonctionnent déjà au-delà de leurs capacités. Les autorités provinciales, disposant de peu de personnel spécialisé, se bornent à enregistrer des noms sur des registres lacunaires.
La réponse étatique et internationale sous le feu des critiques
Face à l’embarras grandissant, le gouvernement mozambicain a multiplié les déclarations de fermeté mais reste avare d’informations vérifiables. Maputo invoque la « sécurité opérationnelle » pour restreindre l’accès des médias à la zone, nourrissant les soupçons de défaillances militaires. Déployés depuis 2021, les contingents rwandais et ceux de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ont certes repris plusieurs localités, mais le déplacement des foyers d’insurrection vers des zones forestières diffuse la menace.
La pression financière sur les bailleurs complique encore la donne. Les États-Unis ont réduit de 30 % leur enveloppe humanitaire en 2024, priorisant l’Ukraine et Gaza, tandis que l’Union européenne n’a pas renouvelé tous ses programmes de résilience communautaire. « Les lignes budgétaires pour la protection des enfants sont les premières sacrifiées », admet, sous couvert d’anonymat, un fonctionnaire européen.
Enjeux gaziers et rivalités géopolitiques : la poudrière du nord mozambicain
Le sous-sol de Cabo Delgado abrite plus de 180 milliards de mètres cubes de réserves gazières, un trésor convoité par les majors occidentales et asiatiques. Les installations de TotalEnergies à Afungi, mises en sommeil après l’attaque de Palma en 2021, illustrent l’effet boomerang de la violence sur les investissements. En coulisse, Maputo plaide pour la reprise rapide des chantiers, arguant que les dividendes pourraient financer la reconstruction. Or, tant que les routes et les ports demeurent vulnérables, les assurances exigeront des primes prohibitives.
Cette tension alimente un curieux paradoxe : l’ampleur des intérêts économiques nourrit la présence militaire étrangère, mais l’insécurité persistante repousse la monétisation des hydrocarbures, prolongeant la crise sociale que les insurgés exploitent. Comme le résume un analyste du think tank sud-africain ISS : « Les gisements gaziers promettaient la prospérité ; ils sont devenus l’éteignoir d’une tragédie ignorée ».
Quelles pistes diplomatiques pour sortir de l’impasse ?
Alors que les Nations unies peinent à obtenir un consensus au Conseil de sécurité, la SADC explore un mandat élargi intégrant des composantes civiles dédiées à la protection de l’enfance. Johannesburg et Luanda défendent l’idée d’un corridor humanitaire permanent entre Pemba et Mueda, couplé à un mécanisme de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR). L’initiative bute toutefois sur la question du financement et sur la souveraineté jalousement défendue par Maputo.
De son côté, l’Union africaine prépare un plan d’action centré sur la prévention du recrutement d’enfants, inspiré du modèle nigérien. Reste à savoir si les partenaires bilatéraux – du Qatar au Japon – accepteront de financer un dispositif sans garantie d’accès sécurisé.
En définitive, la sécurité de Cabo Delgado ne se décrète pas uniquement au bout du fusil. Elle passe par la restauration de la confiance des populations, la lutte contre l’impunité, mais aussi par le partage équitable des futures rentes gazières. Faute de quoi, comme le rappelait récemment un gouverneur local, « chaque nouveau puits risque d’alimenter une nouvelle flambée d’enlèvements ». Avec 120 enfants déjà portés disparus en cinq mois, l’urgence humanitaire impose à la diplomatie une clairvoyance qui, pour l’instant, fait cruellement défaut.