Les promesses rupturistes du 10 mai 1981
Lorsqu’il accède à l’Élysée, le premier président socialiste de la Ve République arrive auréolé d’un programme tiers-mondiste où figure, noir sur blanc, la volonté de « normaliser » les relations avec le Sud. Dans les cénacles de la gauche intellectuelle, nombreux sont ceux qui imaginent que l’heure est venue de liquider les ambiguïtés postcoloniales. La nomination de Jean-Pierre Cot à la tête du ministère de la Coopération cristallise cet espoir : réduction des dépenses somptuaires, contrôle parlementaire accru et, à terme, réintégration du portefeuille africain au Quai d’Orsay.
Pourtant, derrière l’élan rhétorique se dessinent déjà des lignes de forces plus anciennes. François Mitterrand, ancien ministre de l’Intérieur durant la guerre d’Algérie, connaît la mécanique impériale et l’importance stratégique du « pré-carré » dans le rayonnement français. Ce passé pèse sur chacune de ses décisions, tout comme un contexte international dominé par les rivalités Est-Ouest et les chocs pétroliers. Très vite, la nécessité perçue de préserver des positions d’influence l’emporte sur l’ambition de rupture.
La cellule africaine, pivot d’une diplomatie parallèle
À l’Élysée, la création puis la consolidation de la cellule africaine incarnent cette continuité. Placée sous la houlette de Jacques Foccart sous les présidences antérieures, la structure change de visages mais non de logique. Mitterrand y installe d’abord Guy Penne, puis son propre fils, Jean-Christophe, scellant un mode opératoire reposant sur des canaux informels, hors du contrôle des assemblées. Pour nombre d’observateurs, cette configuration recycle les réflexes de la IVe République : personnalisation des liens, traitement bilatéral des crises et accès privilégié aux palais présidentiels africains.
Les dirigeants du Sahel et du golfe de Guinée, conscients des ressorts de cette proximité, savent pouvoir mobiliser Paris pour stabiliser des régimes ou pourvoyeur de ressources. En échange, la France consolide son dispositif militaire – bases, accords de défense, pré-positionnement d’unités – et un système financier incarné par le franc CFA. Les marchés publics, l’approvisionnement énergétique et la francophonie s’ajoutent à cet engrenage, produisant un réseau d’intérêts croisés que la littérature politologique désignera plus tard sous le terme de « Françafrique ».
Du discours de La Baule au silence stratégique
En juin 1990, alors que le vent de la perestroïka gagne l’Afrique, François Mitterrand prononce à La Baule un discours qui promet une « prime à la démocratisation ». L’annonce provoque un frisson d’espérance chez les sociétés civiles de Bamako à Libreville. Pourtant, sur le terrain, l’appareil d’État français demeure prudent. Les conditionnalités économiques sont rarement appliquées, les chefs d’État proches de Paris restent à l’abri des critiques officielles et l’aide publique au développement continue d’alimenter des circuits souvent opaques.
Ce décalage entre parole et pratique trouve son apogée dans la multiplication des opérations extérieures. Entre 1981 et 1995, Paris lance ou participe à près d’une trentaine d’interventions militaires au sud du Sahara. Si certaines répondent à des impératifs humanitaires ou à la protection de ressortissants, d’autres consolident des régimes confrontés à des soulèvements internes. Les chancelleries étrangères analysent alors cette attitude comme une manifestation d’un droit d’ingérence sélectif, protectionniste et, aux yeux de certains, néocolonial.
Les ondes de choc au Sahel d’aujourd’hui
Le Mali en 2021, le Burkina Faso en 2022 puis le Niger en 2023 basculent sous l’autorité de juntes militaires qui, chacune à sa manière, dénoncent un ordre postcolonial perçu comme facteur d’aliénation. Le rejet des contingents français, la renégociation des accords de défense et l’appel à de nouveaux partenaires révèlent la vigueur d’un imaginaire collectif façonné par plusieurs décennies de présence hexagonale. Si la France a, depuis le début des années 2000, réduit certains leviers – privatisation d’Elf, montée en puissance de l’UE dans l’aide publique – l’empreinte symbolique reste forte.
Des sondeurs locaux soulignent que la jeunesse sahélienne n’a pas connu la guerre froide, mais elle hérite de récits familiaux où l’armée française, les conseillers spéciaux et les plans d’ajustement structurel occupent une place centrale. L’arrivée d’acteurs extra-régionaux, de Pékin à Moscou, offre à ces régimes une alternative politique et militaire, accentuant le rétrécissement du corridor d’influence de Paris. Dans cet environnement, la mémorisation critique du mitterrandisme fonctionne comme un prisme, justifiant autant les ruptures que les nouvelles alliances.
Scénarios post-Françafrique pour Paris et ses partenaires
Trente ans après la fin du second septennat, la France expérimente les limites d’un logiciel forgé sous la IVe République, perpétué sous la Ve et consolidé par Mitterrand. Le chef de l’État actuel, Emmanuel Macron, a tenté de coupler travail mémoriel et offre de partenariats réciproques. Néanmoins, son « en même temps » diplomatique, salué dans certaines capitales et questionné dans d’autres, peine encore à dessiner un cadre opérationnel parfaitement lisible.
Un réalisme renouvelé suppose sans doute de dépasser la seule grille postcoloniale pour intégrer les aspirations souverainistes, l’essor démographique et la compétition multipolaire. Les cercles diplomatiques de Brazzaville, de Dakar ou de Yaoundé plaident, pour leur part, en faveur d’une relation fondée sur la co-construction et la reconnaissance mutuelle des intérêts, sans remise en cause de la stabilité institutionnelle nationale. À terme, la crédibilité de la présence française dépendra moins de l’héritage mitterrandien que de la capacité à inventer un partenariat d’égal à égal, adossé à la gouvernance continentale de l’Union africaine.
En définitive, François Mitterrand lègue à son pays un paradoxe : avoir esquissé la rupture tout en consolidant l’ordre auquel il prétendait tourner la page. Comprendre cette ambivalence reste essentiel pour mesurer les passions que suscite encore la France au sud du Sahara et pour repenser, avec lucidité, la place qu’elle souhaite y tenir au XXIᵉ siècle.