Entre ambition nationale et frémissements du sous-sol
Depuis la promulgation, en 2016, du Mining Act qui modernisait un corpus juridique hérité de la période coloniale, Nairobi ne cesse d’annoncer l’avènement d’un « moment minier ». Les données sismiques conduites par le Geological Survey montrent un potentiel conséquent en or dans le comté de Kakamega, en titane sur la côte, sans oublier les premières indications de terres rares dans la vallée du Rift. Le président William Ruto, confronté à une dette publique croissante et à la volatilité de ses exportations agricoles, a publiquement fixé l’objectif de tripler la contribution du secteur extractif au PIB d’ici 2030. Il s’agit de passer de 1 % à près de 3 % du produit intérieur brut, un saut qui requiert des investissements privés estimés à plus de 3 milliards de dollars.
Le duel feutré entre Cabinet Secretary et Principal Secretary
Derrière la vitrine modernisatrice, la mécanique institutionnelle révèle des tensions. Le Cabinet Secretary Salim Mvurya, figure politique issue de la côte, dispose en théorie du dernier mot sur les permis miniers, compétence hautement stratégique dans un pays où la terre est aussi une ressource électorale. Son Principal Secretary, l’ingénieur Elijah Mwangi, revendique toutefois un rôle opérationnel élargi en s’appuyant sur l’article 26 du Mining Act qui confère au ministère le pouvoir de délégation. Selon plusieurs hauts fonctionnaires rencontrés à Upper Hill, le PS a consolidé, ces derniers mois, une cellule de juristes et de géologues chargés d’auditer l’ensemble des demandes de licences avant même qu’elles ne parviennent au bureau du ministre.
Cette centralisation technocratique, présentée comme un gage de transparence, est reçue comme une immixtion dans le domaine réservé du Cabinet Secretary. « Le risque est de brouiller la chaîne de responsabilité et de retarder la signature finale des contrats », confie un conseiller juridique d’une major australienne implantée à Kwale, demandant l’anonymat pour préserver ses relations avec le gouvernement. Le différend, encore contenu, se manifeste par des circulaires contradictoires, dont l’une, signée par le PS en mars, invitait les gouverneurs à ne dialoguer qu’avec son secrétariat technique pour tout projet pilote.
Le facteur confiance côté investisseurs
Les acteurs privés observent avec vigilance une situation qu’ils qualifient désormais de « gouvernance à deux têtes ». Après la suspension unilatérale, en 2019, de plus de quatre-vingts permis soupçonnés d’irrégularités, la communauté des investisseurs redoute un retour à l’imprévisibilité réglementaire. Plusieurs sociétés juniors, inscrites sur le TSX ou l’ASX, ont ralenti leurs programmes de forage, préférant concentrer leur cashflow sur la Tanzanie ou la Guinée, réputées plus stables dans l’octroi des titres. Les banques de développement, telles que la Trade and Development Bank basée à Bujumbura, conditionnent désormais leurs lignes de crédit à la publication d’un cadastre minier électronique pleinement opérationnel, promesse récurrente depuis 2017.
Dans un marché mondial dopé par la transition énergétique, le Kenya risque de voir filer la manne des terres rares si la clarté institutionnelle n’est pas rapidement rétablie. Selon l’ONG Resource Governance Institute, chaque trimestre de retard équivaut à près de six millions de dollars de pertes potentielles en redevances, un montant non négligeable au regard de la consolidation budgétaire engagée par le Trésor.
Répercussions régionales et diplomatie économique
Au-delà des frontières, la rivalité interne au ministère kényan résonne dans l’East African Community, où la concurrence pour les flux de capitaux extractifs est vive. L’Ouganda, tout juste entré en phase de production aurifère industrielle, vante la rapidité de son Uganda Investment Authority pour attirer les mêmes investisseurs courtisés par Nairobi. La Tanzanie, désormais membre du corridor logistique de Lamu, n’hésite pas à souligner sa réforme fiscale de 2021 qui stabilise les taux de royalties sur trente ans. Face à ces voisins proactifs, le Kenya sait que son avantage comparatif réside autant dans ses infrastructures portuaires que dans la prévisibilité de sa réglementation.
Sur le plan diplomatique, la présidence Ruto a multiplié les missions économiques à Bruxelles et Tokyo afin de présenter le secteur minier comme un relai de croissance verte. Toutefois, les diplomates kényans reconnaissent, en privé, que la première question posée par leurs interlocuteurs est devenue la même : qui, du ministre ou du principal secretary, a le dernier mot sur la signature d’un permis ? Tant que la réponse demeurera floue, la crédibilité de la diplomatie économique de Nairobi s’en trouvera affaiblie.
Vers un arbitrage politique inévitable
Le pouvoir exécutif semble mesurer l’urgence de trancher. D’après une source à State House, la présidence envisagerait de clarifier les rôles par décret, en réaffirmant le principe de responsabilité unique du Cabinet Secretary, tout en dotant le Principal Secretary d’un mandat technique clairement défini. Une telle clarification offrirait un signal de confiance aux bailleurs et marquerait un pas décisif vers la monétisation des ressources naturelles, alignée sur la stratégie de croissance inclusive du Kenya Vision 2030.
Rien n’indique, pour l’heure, un blocage irréversible. Au contraire, la tradition kényane de négociation interinstitutionnelle peut encore prévaloir. Si la ligne hiérarchique est rétablie sans brutalité, le pays pourrait consolider un cadre extractif attractif, à l’image du modèle botswanais, souvent cité en exemple sur le continent. Dans le cas contraire, la rhétorique d’un « moment minier » risque de s’enliser dans la bureaucratie, repoussant l’horizon d’un secteur appelé à diversifier durablement l’économie kényane.