Une alliance capitalistique pour la souveraineté numérique marocaine
En scellant, le 18 juin, la naissance de Uni Fiber et Uni Tower, Maroc Telecom et Inwi ont offert au royaume un rare cliché de concorde industrielle. Les deux opérateurs, traditionnellement rivaux, s’allient autour d’un investissement de 4,4 milliards de dirhams destiné à la fibre optique et aux pylônes télécoms. Selon les termes du feu vert délivré par l’Autorité Nationale de Régulation des Télécommunications (ANRT), l’infrastructure issue de cette coopération devra rester ouverte, neutre et non discriminatoire. Derrière la technicité du dossier se profile une volonté stratégique : reconquérir des marges de souveraineté numérique face à la montée en puissance des hyperscalers étrangers et à la pression concurrentielle maghrébine.
Uni Fiber : industrialiser la fibre optique jusqu’au dernier kilomètre
Uni Fiber se fixe un calendrier que peu d’administrations oseraient formaliser : un million de prises éligibles en moins de vingt-quatre mois, trois millions d’ici cinq ans. L’entreprise table sur une approche dite “massive”, c’est-à-dire la pose simultanée de fourreaux, la mutualisation des génies civils et le pré-câblage des quartiers neufs. Le défi logistique est double : aligner la topographie urbaine de Casablanca ou Rabat sur les contraintes de la fibre, et pénétrer un hinterland où la faible densité de population fait exploser le coût de la dernière souche. Les analystes du cabinet Dataxis estiment que chaque euro dépensé dans la fibre génère, à horizon cinq ans, trois euros de produit intérieur brut additionnel. L’exécutif chérifien, qui veut porter la part du numérique à 10 % du PIB d’ici 2030, trouve là un relais précieux.
Uni Tower : des pylônes partagés, nouvel étalon de la concurrence
La seconde structure, Uni Tower, s’attaque à l’autre goulot d’étranglement : la rareté des points hauts. Deux mille nouveaux mâts doivent voir le jour en trois ans, six mille en dix ans, avec un mot d’ordre : partage. Le modèle, inspiré des tower companies indiennes, dissocie l’actif passif – le pylône – des équipements actifs – antennes et radios – pour optimiser le taux d’occupation. En retour, Inwi et Maroc Telecom s’engagent à louer ces structures à l’opérateur Orange, mais aussi aux futurs entrants virtuels, sur une base tarifaire validée par l’ANRT. Aux yeux de Rabat, cet exercice de neutralité adresse une critique récurrente de Bruxelles et de Washington : une concurrence marocaine jugée parfois trop oligopolistique.
Objectifs financiers et régulation : l’ANRT en arbitre vigilant
Le financement mixe capitaux propres, dette bancaire locale et facilités de la Banque Européenne d’Investissement, séduite par l’alignement du projet sur l’Accord de Paris via la réduction de l’empreinte carbone des réseaux. Les équilibres doivent toutefois rester sous surveillance. L’ANRT a imposé des indicateurs de performance publiés chaque semestre, assortis de pénalités si les jalons techniques ou l’obligation d’accès ouvert ne sont pas respectés. Dans un entretien accordé à un quotidien casablancais, le directeur général de l’ANRT a pragmatiquement rappelé : « La coopération n’est pas une fusion déguisée ; elle ne doit ni verrouiller le marché, ni retarder l’émergence de la 5G pour des raisons tarifaires ». La nuance éclaire la fonction politique de l’accord, perçu comme un compromis entre stimuli à l’investissement et gardes-fous concurrentiels.
Enjeux géopolitiques : le Maroc dans la course maghrébine à la 5G
Au-delà du marché domestique, Rabat interroge son positionnement régional. L’Algérie a lancé fin 2023 un plan orienté vers 15 000 km de fibre dorsale, tandis que la Tunisie espère, grâce à la BERD, hisser le très haut débit à 60 % des ménages d’ici 2026. En débloquant près d’un demi-milliard de dollars, le Maroc se positionne comme la première plateforme d’Afrique du Nord apte à héberger data centers et zones franches numériques. Dans les couloirs de l’Union africaine, plusieurs diplomates voient dans Uni Fiber et Uni Tower une préfiguration d’un corridor Casablanca-Dakar, capable d’interconnecter la façade atlantique francophone sans passer par les hubs européens. Cette perspective, encore théorique, confère à l’opération une portée diplomatique bien supérieure à celle d’un simple déploiement d’infrastructures.
Réactions du marché et leçons pour les bailleurs internationaux
À la Bourse de Casablanca, l’annonce a provoqué une hausse immédiate mais modérée des titres Maroc Telecom, signe d’un optimisme raisonné. Les investisseurs saluent la promesse de nouveaux revenus wholesale, tout en s’interrogeant sur le retour sur capital, traditionnellement long dans la fibre passive. Côté bailleurs, l’expérience est observée comme un laboratoire de coopération entre un opérateur historique coté et un challenger détenu en partie par un capital national. « Si le modèle réussit, il ouvrira la voie à des véhicules mixtes similaires à Abidjan, Lagos ou Addis-Abeba », anticipe un expert de la Banque mondiale. Pour l’heure, le gouvernement chérifien, discret, se satisfait d’un montage qui mobilise l’épargne privée sans ponctionner le budget public – un argument qui résonne dans un contexte post-pandémique de discipline fiscale renforcée.