Jorf Lasfar, nouvelle plaque tournante des matériaux cathodiques
En érigeant sur 238 hectares une usine capable de livrer annuellement 120 000 tonnes de précursseurs NMC et 60 000 tonnes de cathodes LFP, Rabat franchit un seuil stratégique longtemps réservé à l’Asie. La présence conjointe du fonds marocain Al Mada et du groupe chinois CNGR atteste d’une ambition dépassant le simple assemblage : il s’agit de maîtriser un segment amont représentant près d’un tiers de la valeur d’une batterie lithium-ion.
Situé à quelques encablures du port en eau profonde de Jorf Lasfar, le site tire parti d’une logistique maritime déjà éprouvée par les exportations phosphatières. L’autorité portuaire confirme que quinze postes à quai supplémentaires sont en cours de calibration afin de supporter le flux annuel estimé à 1,2 million de tonnes de marchandises entrantes et sortantes.
La triangulation Maroc–Chine–Occident : diplomatie des batteries
L’opération cristallise la convergence d’intérêts rarement alignés. Pékin trouve à Casablanca une porte vers les marchés européens et nord-américains, exempts des droits anti-dumping affectant certains produits chinois. Bruxelles, de son côté, sécurise une source « friendly » pour éviter le piège d’une dépendance unique à l’Asie alors que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières entre en vigueur. Washington, enfin, voit un partenaire FTA déjà engagé dans la lutte contre le recours exclusif aux chaînes chinoises, tout en maintenant hors-sol toute tension tarifaire directe.
« Ce projet incarne la notion d’alignement vertueux », observe un diplomate européen basé à Rabat. « Le Maroc capitalise sur sa stabilité politique, CNGR sur son avance technologique, l’Union européenne sur la sécurisation de l’approvisionnement en matériaux critiques ». L’axe ainsi formé redessine une cartographie où la Méditerranée redevient un couloir énergétique, non plus pour les hydrocarbures, mais pour les ions lithium et les électrons décarbonés.
Transfert technologique et montée en gamme du capital humain
Au-delà des 1 800 emplois directs annoncés, la valeur du programme réside dans l’articulation formation-recherche. Le ministère de l’Enseignement supérieur cite déjà quatre universités mobilisées pour créer des modules sur la chimie des matériaux avancés. CNGR, réputé pour ses 3 000 brevets actifs, s’engage à ouvrir un laboratoire pilote où doctorants marocains et ingénieurs chinois partageront propriété intellectuelle et infrastructures.
Cette démarche renverse le modèle d’ « atelier du monde » : le royaume ne se contente plus d’assembler, il formule, caractérise et recycle. En coulisse, le Conseil économique, social et environnemental planche sur un cadre incitatif pour répliquer ces synergies à l’hydrogène vert et aux semi-conducteurs de puissance.
Effets d’entraînement sur la souveraineté énergétique régionale
La gigafactory s’inscrit dans la stratégie nationale « Green Generation 2020-2030 » qui vise 52 % de capacités électriques renouvelables d’ici la fin de la décennie. Les 70 GWh annuels escomptés représentent, à titre indicatif, le parc complet d’un million de véhicules, soit la consommation totale d’un pays comme le Portugal en mobilité légère.
Rabat parie également sur le recyclage des « black mass » pour boucler la boucle locale. Les 30 000 tonnes prévues permettront de réextraire nickel, cobalt et lithium, réduisant la dépendance aux mines primaires et alignant la production sur les critères ESG européens. L’Agence marocaine pour l’énergie durable (Masen) confirme que l’électricité alimentant l’usine proviendra d’un mix solaire-éolien excédant 80 % dès 2027.
Un laboratoire grandeur nature pour la relocalisation des chaînes vertes
Dans un contexte de fragmentation commerciale, la décision d’implanter la première gigafactory hors d’Asie répond à la doctrine de résilience avancée par la Commission européenne et le Département américain de l’Énergie. Les pénuries de puces de 2021 ont agi comme révélateur ; la batterie devient le nouveau champ de bataille industriel où prime la capacité à sécuriser la chaîne de bout en bout.
Le cas marocain fournit ainsi un modèle hybride : proximité géographique des marchés finaux, compétitivité salariale, accords de libre-échange et, surtout, neutralité climatique crédible. Reste à voir si la montée en gamme pourra survivre à l’inflation des minerais critiques. Mais comme le suggère un négociateur africain lors du dernier Sommet de l’Union africaine : « Si l’on ne crée pas aujourd’hui nos propres hubs, nous resterons éternellement dépendants de décisions prises à Pékin ou à Bruxelles ». Les dés sont désormais jetés sur les quais de Jorf Lasfar.